Chapitre C8: Essai sur la modélisation des démonstrations informatisées

Une mise en garde

Ce chapitre n'est pas conçu pour une lecture facile mais pour bâtir une image abstraite, condensée des démonstrations informatisées. Il est donc plus aride que le reste de la thèse. Le lecteur pourrait y plonger s'il a le temps et le goût de sonder un exercice de formalisation.

Mon projet de modélisation a résulté de la confluence de deux questionnements. Le premier, théorique, consiste en les interrogations suivantes. Que se passe-t-il pendant une explication? Comment a lieu la vague des transformations physiques et psychiques qui permettent la propagation des connaissances à l'aide de la résonance entre les deux partenaires? Comment sont utilisés divers instruments pour dépasser les obstacles qui séparent les protagonistes? Quel est l'espace descriptif qui nous permettrait de mieux refléter l'univers de ce phénomène? L'autre questionnement est pratique, ayant ses sources dans la frustration que j'ai ressentie, en tant que concepteur de démonstrations assistées par ordinateur, cherchant des instruments appropriés pour décrire les processus que je voulais influencer. Quel serait l'axe d'une modélisation qui refléterait la " multidimensionalité " de la démonstration informatisée? Comment pourrait-on réunir dans une description unitaire les aspects liés à la logique de la démonstration, à la forme et à la signification des messages, à la forme physique des signaux, aux changements d'état des objets-support, aux processus psychologiques individuels, à la résonance et à la dynamique du dialogue, à la mécanique des gestes, à l'équilibre des volontés et à la négociation de la décision ?

Les deux problèmes ne sont pas indépendants mais forment un système qui réclame une solution globale. Le modèle du phénomène des démonstrations informatisées aurait dû être obtenu grâce à l'application d'une théorie générale de l'explication qui fait défaut. J'ai utilisé à sa place le système d'observations et d'intuitions sur le processus de l'explication présenté dans la thèse. Je m'attends à ce que cette vision soit exprimée par cet exercice de modélisation qui intéresse autant par son objet que par son esprit. Je me suis proposé de construire un modèle systémique du processus des démonstrations informatisées, axé sur le déroulement du processus explicatif. Une telle image pourrait aider un concepteur à prendre des micro-décisions sous l'influence d'une macro-vision. Le système à modéliser est formé par un expert qui démontre à un novice l'utilisation de l'ordinateur pour accomplir une tâche. J'ai choisi la démonstration des procédures opérables ou simulablespouvant être simulées avec l'ordinateur pour que la pertinence de l'utilisation de celui-ci ne soit pas discutable. L'anatomie et la physiologie du système sont complexes, supposant l'action parallèle et coordonnée des participants

Une description narrative et graphique

Commençons par le système opérateur - cible (l'exécution d'une procédure avec l'ordinateur).

Figure C8.1: La procédure

La topologie du système comprend: un opérateur humain O, une cible vers laquelle se dirige la procédure, un lien de communication L et deux interfaces: Io ( par l'intermède de laquelle l'opérateur agît) et Ic (qui lie le canal de communication à la cible). La cible, les interfaces et le lien de communication sont à leur tour des systèmes, caractérisés par des paramètres, des états et des processus internes. Par exemple, parmi les caractéristiques de l'opérateur, nous pouvons considérer les états de sa mémoire (c’est-à-dire les connaissances théoriques, procédurales, générales etc.)et les processus cognitifs (tels que l'observation et l'action- pour le rapport avec l'extérieur -, la mémorisation et la récupération- pour le rapport avec la mémoire permanente -, la mobilisation, la concentration, le raisonnement, la création, et la décision - pour les processus centraux-).

Pour poursuivre la dimension sémantique de la procédure, il est avantageux de recourir à un bloc abstrait, le " sujet " qui nous permet de représenter le sens de ce qui se passe pendant une certaine étape, par la projection du phénomène dans l'espace de sa caractérisation. Le sujet peut être vu comme un point dans un curriculum, un bloc dans un algorithme, une alternative dans une classification (taxonomie) ou un ensemble de mots-clefs qui servent à son indexation.

Le système explicatif de la démonstration ne peut pas se réduire à la procédure. D'une façon ou d'une autre, l'opérateur doit être assisté dans son opération. Mais l'étude minutieuse de la procédure est très utile car, celle-ci étant l'objectif de la démonstration, elle aura une grande influence sur son organisation. D'autre part, les rôles joués par les acteurs de la démonstration (l'expert qui présente ou qui compose, le novice qui assiste ou qui utilise) sont aussi des phénomènes de type procédural! Nous devonsdonc comprendre et représenter les activités qui s'enchaînent dans une procédure : l'observation de la cible, la consultation de la mémoire, le jugement, la décision et l'action, la mémorisation. Nous devons analyser la répartition d'une action entre la préparation, l'exécution et l'observation des conséquences. Nous devons saisir la décomposition en étapes et en sous- étapes et les rapports entre celles-ci, en faisant attention à la granularité approprié pour décomposer la procédure. Nous devons observer aussi le rapport entre la procédure et le sujet. La procédure est un " point " dans un curriculum, une classification ou un plan? Ou bien, elle est une trajectoire dans l'espace d'un curriculum plus raffiné? Ou enfin, elle est décrite dans un document par un discours global qui n'est pas séparé en modules mais est caractérisé avec quelques mots clefs. Un autre aspect important est le rapport entre le faire et le savoir faire, que la méthode du " learning by doing " met en valeur.

Passons maintenant au phénomène de l'explication d'une procédure qui suppose deux acteurs humains: le démonstrateur et son élève, le bénéficiaire de la démonstration.

Figure C8.2: La démonstration à deux

Sur la figure on peut toujours voir les sous-systèmes des procédures exécutées par le novice ou par l'expert. Pourtant ces sous-processus sont différents par rapport à la procédure sans assistance. L'opérateur novice n'est plus seulement en rapport avec le sujet et la cible, par l'intermède des interfaces et des liens, il est aussi en rapport direct avec son assistant E (cas synchrone) ou par l'intermédiaire de l'outil O (cas asynchrone). Son interface In le met en lien avec toutes les autres composantes. Parmi ses actions nous devons ajouter celles de consulter une documentation (quand l'outil O est un document classique ou électronique), de travailler sur une cible secondaire (quand O est un outil de simulation), d'écouter l'expert (quand O est une fenêtre de communication), de suivre le partenaire pendant qu'il fait des gestes sur la cible C ou sur l'outil O. Le monde des caractéristiques des gestes de l'expert peut être enrichi de la même façon.

Les flèches de la figure attirent l'attentionsur le fait que la signification de l'exécution change selon le rapport entre les deux partenaires. Parfois (flèche 1) l'expert démontre et le novice suit. Parfois (flèche 2) ils travaillent en coopération. Parfois (flèche 3) l'expert assiste le novice pour vérifier ou évaluer ce que celui-ci exécute.

Le caractère organique de l'ensemble ne permet pas une caractérisation par simple concaténation des rôles individuels. Pour comprendre cet aspect fondamental pour la modélisation, pensons à la différence qui existe entre les situations suivantes:

- E exécute ; N observe (espionne) sachant que E ne sait pas qu'il est observé;

- E exécute; N espionne pensant qu'il n'est pas observé, mais E sait qu'il est espionné et adopte une stratégie en conséquence (agit comme d'habitude, agit mieux pour faciliter la compréhension ou faire bonne impression, falsifie, etc.);

- E exécute sachant que N l'observe, mais ne sachant pas que celui- ci s'est rendu compte que E se sent observé;

- E exécute sachant que N, qui l'observe, est conscient que E se sent observé;

- E exécute pour présenter la procédure, après une entente avec N sur le rôle et le mécanisme de la démonstration.

On voit bien qu'il est difficile de formaliser ces nuances fines que le langage naturel nous permet de décrire. On voit aussi qu'il est impossible d'isoler les deux protagonistes du processus. Mais nous pouvons recourir à l'introduction progressive des éléments du système. En organisant en cascade l'étude de la collaboration explicative nous pouvons analyser l'espace global des caractéristiques. Si faisant nous traitons au même temps les cas simplifiés de démonstration. Le monologue du conférencier ou du concepteur d'un document est l'occasion de parler de la moitié " présentation " du phénomène. La position de l'assistant à une conférence ou de l'utilisateur d'un outil démonstratif sert de base à l'analyse de la moitié " réception ".

L'analyse séparée de la présentation d'une procédure (conférence et composition) nous permet de nous concentrer sur la création de la démonstration par le présentateur. Elle fait abstraction du processus de réception, ne s'occupe pas de la façon dont le récepteur se synchronise au discours. Pour opérer une telle réduction et concevoir une demi-description du phénomène de dialogue, nous devons recourir à " une hypothèse de réception garantie " (le récepteur suit la démonstration sans problèmes). Cette simplification nous permet de faire des pas utiles dans la description du processus global. Nous pouvons ainsi ré-analyser le rapport de la démonstration avec un curriculum. Nous observerons la différence entre la démonstration fidèle à la procédure sans assistance et celle modifiée pour des raisons pédagogiques. Puis, nous étudions les outils de la présentation: la carte, le modèle, le plan, la métaphore et leurs rapports avec le présentateur. Nous pouvons aussi analyser les modalités d'expression des messages, en rapport au moment de la procédure, qu'elles se proposent d'expliquer: l’action, la documentation, la décision, etc. Se sera l'occasion de caractériser les interfaces. Enfin, en regardant le présentateur en train d'accomplir la tâche d'expliquer, on peut décrire cette procédure spécifique avec l'appareil mis au point auparavant, en observant les moments d'action, de décision, etc.

L'analyse de l'exploitation d'une présentation (assistance directe et exploration) déplace l'attention sur le novice bénéficiaire de la démonstration. Nous utilisons une hypothèse de travail symétrique à la précédente c'est à dire que le présentateur assure au lecteur une possibilité de réception correcte, pédagogique, lisible pour scruter seulement la façon de se synchroniser du récepteur. Dans le cas de la communication directe, l'élève " suit " le discours. Dans le cas de la communication indirecte, il l'explore. Des complications surgissent quand on veut exprimer la transfiguration du discours entre les formes potentielles et réelles. De quel discours démonstratif parle-t-on? S'agit-il de celui, pensé par son auteur, de celui, émis au moment de la composition , de celui, saisi ou compris par le novice, ou d'une abstraction qui les englobe? Pour décrire ces nuances on peut recourir à une métaphore empruntée à la physique lorsqu'elle définit une cinématique, une statique et une dynamique. Pour expliquer la différence entre le discours potentiel et le discours effectif, une attention spéciale doit être accordée aux problèmes de la perception. L'analyse doit mettre en évidence les caractéristiques de l'exploration asynchrone et de la réception synchrone d'une démonstration et doit définir des formules de combinaison synchrone- asynchrone.

Enfin, pour parvenir à la coopération démonstrative synchrone ou à l'exploitation coopérative d'une démonstration asynchrone, nous devons refaire l'unité du phénomène décomposé plus ou moins artificiellement pendant les étapes précédentes. Nous devons regarder la démonstration comme processus bi-humain. Dans le cas asynchrone, la fusion ne semble pas obligatoire. Cette thèse a essayer de contredire cette apparence, montrant l'essence bipolaire de la démonstration, qu’elle soit synchrone ou asynchrone et le rôle fondamental du dialogue pour la synchronisation. Nous devons donc analyser l'interaction par communication ou par action coopérative. Nous devons observer le rituel du dialogue et de la coopération pour comprendre le partage de l'observation, de la consultation, des connaissances, des raisonnements, des décisions et des actions et arriver à une description appropriée pour le processus à plusieurs acteurs. Les rituels et les protocoles de négociation des décisions doivent être étudiés et caractérisés. Une fois leurs mécanismes mis en évidence, nous pourrons expliquer la pédagogie du travail partagé entre le professeur et l’étudiant. Les triangles de " l'authoring " (expert-outil explicatif-cible) et de l'utilisation (novice-outil-cible) apparaîtront comme des sous-systèmes du multi-pôle de la démonstration informatisée: expert-outil-cible-novice.

Les formalismes de représentation introduits progressivement pendant la chaîne analytique doivent être intégrés de façon à pouvoir refléter des phénomènes comme le polymorphisme, l'adaptation, la métamorphose, et l'évolution du système explicatif. Comment ont lieu ces phénomènes dans l'organisme du système et de quelle manière peut-on les représenter et influencer? Quel est le lien entre l'adaptation vue comme versatilité, comme capacité de retrouver l'équilibre, comme évolution et comme forme d'apprentissage? Quelles sont les limites du polymorphisme imposées par la conservation et le coût? La modélisation pourrait soutenir la conception des outils capables de métamorphose, c'est-à-dire s'adapter pour permettre la variation du rapport entre le professeur et l'élève. Si l'outil devient si raffiné, s'il commence à se comporter de manière intelligente, notre modèle n'est plus satisfaisant et nous devons ajouter d’autres acteurs (agents) qui participent au mécanisme de décision et influencent le cours de l'explication. Le modèle multi-agents est important même quand il ne s'agit pas des agents artificiels, mais des intervenants humains comme: un moniteur, un superviseur, un collègue de l'expert, un collègue du novice. La topologie de tels systèmes se complique et il devient difficile de les représenter graphiquement. Le schéma suivant, établi pour le cas de trois acteurs, met déjà cette difficulté en évidence:

Figure C8.3 : La démonstration à trois

On observe l'interaction de trois acteurs 1,3,5 avec les trois objets 2,4,6 (qui peuvent être des cibles individuelles ou des outils de documentation), par l'intermédiaire des six interfaces i1,i2,..., qui sont liés par 15 canaux (liens) lij. Pour mettre en évidence des phénomènes comme " le passage du mode synchrone expert- novice au mode synchrone novice-moniteur supervisé de façon intermittente par l'expert ", il faut disposer d'une modélisation appropriée. Nous pouvons essayer une description qui ajoute à l'expressivité des graphiques et à la flexibilité de la narration la force de synthèse des représentations abstraites utilisées dans les sciences exactes, particulièrement dans la théorie des systèmes.

Points de départ vers une représentation symbolique (formalisation)

Pour décrire les systèmes et les processus nous devons adapter les représentations au spécifique du phénomène à décrire et à la destination de la description. Pour des systèmes physiques relativement simples, les sciences exactes proposent un ensemble de " grandeurs " Xn qui caractérisent le système et des formules mathématiques qui lient les mesures de ces grandeurs, comme expression quantitative des liens physiques entre les composantes. L'évolution des grandeurs est inscrite dans des tableaux de valeurs ou figurée par des graphiques (" les signaux ") suggestives. Des traitements mathématiques intéressants (dérivée, intégrale etc.) permettent l'étude profonde des ces évolutions.

On peut représenter une variation par notation symbolique, si elle correspond à des fonctions classiques comme: linéaire , parabolique , exponentielle , logarithmique , sinusoïdale , etc. Cette écriture a la qualité de designer synthétiquement des processus.

La représentation graphique est plus compliquée quand le système est caractérisé par une multitude de grandeurs variables. Une manière d'illustrer les processus multidimensionnels est de superposer les tableaux de valeurs ou les graphiques de chaque grandeur.

Figure C8.4: L'évolution d'un système de grandeurs physiques

C'est ce que les premiers astronomes avaient fait pour représenter les déplacements des planètes. Pour un homme comme Johannes Kepler, cette superposition d'évolutions n'était pas une forme de modélisation du système solaire. Il a cherché une formule condensée en quelques lois qui expriment les influences réciproques et qui permettent la déduction (l'explication) de toutes les orbites. La réussite spectaculaire de son effort d'abstraction nous offre un exemple de modèle synthétique, isomorphe à la réalité, qui nous permet de déduire les comportements.

En visant cette variante de modélisation, la théorie mathématique des systèmes part de la définition d'un système comme un ensemble:

(1) ; ;

ayant au centre un groupe de grandeurs S qui caractérisent " l'état ". Cet état interne change en fonction des grandeurs influencées par l'extérieur, considérées comme " l'entrée X ". Cet aspect est exprimé par la fonction d'état . Les grandeurs " de sortie Y " (qui intéressent à l'extérieur) changent selon les lois . Nous pouvons considérer que dans cette définition, S a un sens général et abstrait, représentant l'ensemble des états de tous les éléments qui composent le système et sont soumis aux variations pendant les processus.

Les variations peuvent impliquer un certain nombre de grandeurs, séparables et mesurables formant " des vecteurs n- dimensionnels ". Elles peuvent aussi symboliser des évolutions non décomposables en grandeurs physiques. La modélisation quantitative est un objectif important pour la science déductive, mais ne peut pas détenir le monopole dans la description du monde. La complexité des systèmes comme ceux qui sont biologiques, sociaux, cognitifs, communicationnels, écologiques ne permet pas la formulation d'un groupe de lois, desquelles on puisse déduire les évolutions. L'intervention de l'aspect plastique, ambigu, téléologique, probabiliste nous oblige à d’autres formes de description, qui ne visent pas la déductibilité précise mais la réflexion synthétique, cohérente et expressive des phénomènes que nous voulons comprendre et influencer. Les sciences exactes modernes ont aussi rencontré les paradoxes, les probabilités et le vague... Les sciences humaines ne peuvent certainement pas les éviter! D'ailleurs, au-delà des mathématiques quantitatives, les mathématiques modernes ont bâti un impressionnant échafaudage d'analyse structurelle et symbolique.

Les considérations des autres chapitres ont montré que nous ne pouvons pas obtenir une modélisation des systèmes explicatifs de manière à en déduire quantitativement et même qualitativement les processus, car nous ne pouvons pas préciser l'ensemble complet des états dont les variations représenteraient l'évolution du système. En observant les cartes des chapitres 5 et 6, nous saisissons que le S(t) abstrait de la formule (1) ne peut être réduit à l'ensemble des évolutions individuelles. Il faut ajouter le relations d'interaction I qui lient les composantes, donnant au système un caractère organique. On obtient ainsi la formule

(2) ,;

ou I(t) exprime les relations d'intégration entre les caractéristiques qui forment une topologie globale plastique. Dans la formule symbolique , le nombre de caractéristiques peut être naturel () ou peut représenter une distribution vague des caractéristiques: ! La fonction d'intégration I(t) est difficile à matérialiser. Nous sommes loin de pouvoir préciser les fonctions et du modèle (1) !

Pourtant, pour les praticiens des systèmes d'instruction, les formes expressives de présentation de la physiologie du système de la démonstration à l'aide de l'ordinateur devraient enrichir l'expérience personnelle. Les modèles théoriques doivent faciliter la communication des idées liés aux projets d'instruction, pendant la planification, le développement, l'exploitation ou la correction. Nous nous retirons donc sur la position moins ambitieuse d'illustrer les processus au lieu de les déduire. Cependant, même cela est difficile. Nous ne pouvons pas recourir à des graphiques mathématiques pour représenter les évolutions quand les caractéristiques ne sont pas des grandeurs mesurables. Il nous reste le recours au graphisme métaphorique (diagrammes) très utile pour décrire la topologie du système, mais impuissant dans l'illustration des processus. Ceux-ci demanderaient une technique systématique de représentation par animation (symbolisation dynamique), que la science (la technique) n'a pas encore mis au point! Nous pouvons représenter les processus en les rapportant à une taxonomie appropriée, de la même manière que la courbe sinusoïdale est symbolisée par la notation f(t)=sin(t), supposant le renvoi vers un tableau complet de valeurs, géré par la science. La caractérisation par un renvoi à une taxonomie peut être accompagnée par un renvoi à une description détaillée, graphique ou narrative, contenue dans un document.

On comprend le recours salutaire des sciences humaines à la narration, combinée à des manœuvres de structuration, de classification, d’indexation, d’illustration. Elles exploitent ainsi la capacité miraculeuse des hommes, si longtemps propagée, éduquée et raffiné, d'interpréter la narration, qui peut à son tour décrire un mélange hétéroclite de structures et de processus. Entre les extrêmes de la modélisation quantitative, de la symbolisation générale (voir les formules 1 et 2) et de la narration combinée au graphisme (voir le paragraphe précédant), il faut trouver des solutions descriptives d'équilibre. Leur succès dépend du contexte et de la granulation adoptée. Les formules simplistes genre " algorithmes d'organisation de l'instruction " peuvent être aussi inefficaces que le plongeon dans les arabesques microscopiques de la cognition. Le design des systèmes explicatifs devrait probablement miser sur la force créative des acteurs humains participants et préparer seulement le cadre de leur interactions possibles. Une modélisation qui corresponde à cette stratégie devrait séparer raisonnablement la sémantique du processus explicatif et sa physiologie extérieure pour permettre à l'ingénieur et au pédagogue de collaborer en jouant chacun son rôle.

La modélisation

Nous partirons de la vision abstraite générale du système: (S,X,Y,f,g). A cause de l'impossibilité de préciser f et g pour déduire l'évolution de S , du fait que le processus n'est pas déductible de la structure, nous devons décrire les processus (la "  physiologie ") à côté de la structure (l'anatomie), ce qui nous détermine à représenter le système comme une paire (Anatomie, Processus) ou

(3) ,

qui suppose que dans A nous exprimons "l'anatomie" tandis que P représente la "physiologie" du système (ces expressions sont utilisées pour suggérer le caractère organique du système, par analogie avec le corps humain). Nous ne pouvons pas éviter la rédondance de cette décomposition, car la physiologie est une chaîne d'états morpholoqiques. Pourtant, cette séparation nous permet de mettre en évidence la structure invariante du système et de ses composantes, respectivement la logique longitudinale des processus. En comparant (3) avec (2), nous remarquons l'utilisation de la décomposition de la physiologie autour des mêmes composantes que l'anatomie (les sous-systèmes appartenant à l'ontologie T ) et l'utilisation de la fonction pour exprimer les interférences et refléter l'unité du processus global. Pour illustrer cette vision duale "structure- processus", analysons l'exemple de la figure suivante:

Figure C8.5: La dualité structure - processus

Le processus global entraîne un groupe d'acteurs qui effectuent ensemble une opération, continuellement ou dans une série d'étapes. Nous remarquons que le "volume" de l'aventure globale peut être décomposée de deux façons:

- Vision longitudinale (physiologique). Chaque "colonne" représente le fil d'un sous-processus vécu par un acteur et le faisceau global résulte par l'interférence de ces fils, caractérisée au long de la démonstration, par la formule (t).

- Vision transversale (morphologique). Chaque surface , englobe les composantes liées par la relation au moment t et représente la morphologie du système à ce moment. Le processus global résulte de l'évolution des morphologies.

En prenant à chaque moment l'ensemble des notes produites par tous les instruments d'un orchestre symphonique nous pouvons obtenir une section dans l'univers des portatifs, dont l'avancement crée la musique. Mais cette surface n'a pas trop de sens ni pour l'auditoire ni pour l'orchestre. En considérant la symphonie comme la somme des portatifs longitudinaux, nous obtenons la partition de chaque instrumentiste, mais on n'avons pas encore le sens de l'ensemble si nous n'observons pas les relations entre les fils. La symphonie reste fondamentalement duale: évolution et structure. Cette analogie ne correspond que partiellement à notre situation. Dans le cas des démonstrations, le régime transitoire est important mais nous sommes aussi intéressés par les résultats morphologiques, les nouveaux états stables des objets et des consciences. Nous ne pouvons donc pas pas négliger ni les processus ni les états, ni les réduire les uns aux autres. La dualité morphologie-physiologie doit être conservée dans notre modèle.

La formule (3) est expressive, mais elle n'est pas pratique car elle ne met pas en évidence les moments importants de l'explication et de ses résultats. Elle se base sur une décomposition dans un ensemble T de "composantes-acteurs". Pour obtenir plus de flexibilité descriptive nous pouvons projeter la morphologie dans un espace de caractéristiques M et la physiologie dans un espace de caractéristiques P, sans toutefois renoncer à la topologie T qui exprime les acteurs et leur rapports. Les sciences exactes ne réprésentent pas dans leurs modèles les composantes physiques (ontoloqiques) pour ne pas les compliquer inutilement, mais choisissent certaines grandeurs caractéristiques. Nous pourrons définir des caractéristiques variées, qui dépendent éventuellement de plusieurs acteurs, décrivant l'organisme et non pas la chaîne de ces cellules.

Nous obtenons ainsi:

(4)

Cette formule met en évidence les composantes-acteurs et leur topologie individuelle et globale, les caractéristiques morphologiques leur structure interne et globale Im, les caractéristiques physiologiques et leur composition interne intégrées par dans une description du processus globale

Pour avancer vers un modèle plus expressif, le raffinement de la partie "processus" serait nécessaire. Nous devons compléter la décomposition spatiale (T,N,P) avec une décomposition en "étapes"; pour cela, nous allons recourir à une modularisation sur l'échelle du temps:

(5)

Cette formule nous montre l'avantage de la décomposition en étapes. Si nous réduisons la granularité sur l'échelle du temps suffisamment pour avoir à l'intérieur de chaque étape une stabilité typologique des topologies, des morphologies et des processus, nous pouvons recourir à une taxonomie pour classifier (caractériser) les topologies de chaque composante, Kit pour classifier la toloplogie de l'ensemble, pour classifier les caractérristiques morphologiques individuelles, Kim pour des formules morphologiques globales, pour la caractérisation des processus individuels et Kip pour la calssification des possibles formules d'interférence.

Il ne reste qu'à construire les taxonomies K, à projeter chaque étape dans leur espace et nous arrivons à une caractérisation du processus qui évite les détails des évolutions! Pour une description plus fine, nous pouvons ajouter au modèle (5) un espace de descriptions minutieuses (narratives, figuratives, cinématographiques, etc.). Supposons que, pour caractériser la topologie, nous disposions, en plus de la projection des étapes dans les espaces de caractérisation et Kit, de renvois , vers des documents , qui décrivent en détails la topologie de l'étape en question, de la même façon nous avons des renvois vers des documents ,qui expliquent en détail la morphologie et la physiologie. Ces renvois peuvent diriger vers des documents différents ou vers des parties différentes de documents communs: décrivant une étape. Nous pouvons avoir même des documents qui décrivent toute l'évolution de la topologie (morphologie, physiologie) et un document D décrivant toute l'évolution de la démonstration.

Nous obtenons ainsi une nouvelle formule complète:

(6)

qui met en évidence la caractérisation du système par projection dans une combinaison d'espaces:

-esapaces de décomposition en éléments topologiques. morphologiques et physiologiques (T,M.P)

-espaces de caractéristiques topologiques, morphologiques et physiologiques locales et globales (Kt, Km,Kp);

-espace R des renvois vers un espace D de documents, qui contient des détails sur le système.

La formule (6) combine la grande granulation de la description symbolique avec la fine desription des détails contenue dans l'espace des documents. Nous sommes arrivés ici, par une opération d'abstraction et de modularisation, dans l'espace et dans le temps, dont la variabilité n'est pas assurée dans tous les contextes. D'ailleurs, ce que nous appellons structure n'est qu'un processus qui ne change pas certains paramétres des composantes, une inertie morphologique, une partie invariante dans une évolution, une synthèse ontologique à partir d'un processus. En cas de très grande plasticité (variabilité), quand la topologie, la morphologie et la physiologie changent continuellement le point de projection dans les espaces des caractéristiques, le recours à la modularisation n'est plus très utile et nous pouvons revenir aux évolutions continues et globales, reflétées dans les documents narratifs ou dans les enrégistrements du phénomène.

Nous pouvons disposer d'une description opérationelle de la démonstration informatisée, mais nous devons faire la supposition raisonnable qu'il y a un certain nombre d'étapes ayant la formule de manifestation fixe. Pour restreindre la variabilité, nous pouvons diviser une étape en trois types de "phases":

- Les phases de type "Sp", quand le processus démonstratif se déroule selon un rituel de type invariable, portant le système de l'état Mk' à un état Mk'':

(7a)

Par exemple, le professeur dessine et explique un schémà; l'élève le regarde et l'écoute pour comprendre une notion. Nous pouvons considérer que le processus lie l'état de départ (l'élève ne connaît pas la notion) de l'état d'arrivé (il la connaît), et négliger les états morphologiques (cognitifs ou matériels) intermédiaires. La topologie et la formule d'interaction sont fixées. Le résultat final est l'enrichissement de la mémoire du novice avec une nouvelle notion (ce qui rappelle le Y du modèle générale).

- Nous introduisons les phases de type "Sm" comme artiffice pour isoler la caractérisation morphologique, nécessaire pour suivre les résultats stables de l'explication. Il n'y pas, pendant Sm, de processus explicatif car cette phase consiste dans la stabilisation des états acquis, à l'aide des processus auxiliaires, qui ne nous intéressent pas. Une interprétation directe de Sm serait la période d'attente avant de passer au pas suivant d'une démonstration, qui peut durer plus ou moins en fonction des intêrets des acteurs et du contexte extérieur. La phase Sm ne change pas l'état morphologique du système, mais se termine en déclenchant une nouvelle étape par le passage du pas k-1 au pas k:

(7b)

La démonstration est un processus téléologique. Après la décision de continuer (Sm), les partenaires doivent négocier le rituel d'interaction et le sujet de la prochaine phase active (Sp) de la démonstration. La phase de négociation détermine la direction de l'évolution sémantique et communicationnelle de la démonstration en fonction de son histoire, de ses objectifs et de ses circontsances. La phase Sn peut ne pas se manifester explicitement, prenant des formes implicites. Par exemple, si la décision d'une continuation découle d'un plan préparé plus tôt, le fait de respecter le plan, une fois parvenu au moment k, est une décision tacite, mais a des effets. Nous pouvons considérer que la phase Sn est celle qui fixe le préalable Mk' pour la phase Sp :

(7c)

Les formules 7a , 7b et 7c décomposent une étape en phases :

(7) Sk=; ou , ;

Nous définissons en (7) une cascade entre la décision de continuer, la négociation du rituel et le dérouelement d'un pas de démonstration. Cette sérialisation en phases peut être partiellement artifficielle. Parfois les choses se passent de manière consécutive et la formule exprime bien une séquencialité causale. D’autres fois la négociation et le déroulement sont entremêlés sur toute la longueur d'une étape et la forrmule perd sa valeur de description temporelle exacte sans toutefois perdre son sens causal pour l'ensemble de l'étape. La séparation de Em, En et Ep commeles pistes complémentaires de la caractérisation de l'étape est très utile même si on ne les considère plus comme des phases distinctes. L'ingénieur profitera de la mise en évidence du Sn (qu'il doit faciliter), le présentateur regardera surtout le Sp (qu'il doit influencer), les autres observateurs (par exemple un bénéficiaire ou un analyste) se concentreront sur la piste Sm (qui reflète les modifications stables produites par la démonstration).

Le processus spécifique de la négociation pourrait rester inclus dans l'espace de la physiologique P, tel qu'il l'a été dans les formules précédentes. Pourtant, nous obtenons un éclaircissement en séparant les processus N de négociation du rituel explicatif des processus P du déroulement de la démonstration, conformémant au rituel choisi, car les deux types de processus ont des caractéristiques très différentes. Les phases de types En (négociations) sont caractérisées par les sources de la décision (l'histoire, le plan, la volonté libre, les changements imprévus du contexte), par le rituel de la négociation (voir aussi le chapitre B6 et l'annexe III), par le protocole de négociation valable pendant l'étape, que le rituel effectif choisi respectera ou changera conformément à un métaprotocole. Il est évident que ce sont d’autres paramètres que ceux qui décrivent le processus explicatif (voir aussi le début de ce chapitre). nous avons donc de bonnes raisons pour raffiner le modèle de la démonstration, en ajoutant la physiologie de négociation comme quatrième dimension, à côté de la topologie, de la morphologie et de la physiologie explicative.

(8a)

(8b) Pstabilisation; Pnégociation, Pdéroulmen

(8c) , ;

- ou peuvent être des phases consécutives ou des pistes complémetaires.

La dimension N dimension rappelle les éléments X et Y du modèle général, car elle surveille les buts et les entrées. Elle correspond surtout à la fonction f , car elle décrit la décision qui, pour les acteurs humains, est une combinaison de rigueur et d'initiative.

Nous pouvons aussi exprimer ces relations en forme matricielle:

(8') S

Nous parvenons ainsi à une décomposition de la procédure, comme séquence de n étapes, composées chacune d'une stabilisation de la morphologie avant le démarrage d'une nouvelle étape, d'une négociation pour le choix de la continuation et enfin du déroulement de l'opération active.

Pour chaque étape nous avons une caractérisation par projection dans:

- les espaces de décomposition en composantes topologiques. morphologiques et physiologiques (T,M.N,P);

- les espaces des caractérisations topologiques, morphologiques et physiologiques (Kt, Km, Kn, Kp);

- l'espace R de renvois vers un espace D des documents qui contiennent des détails.

La figure suivante réprésente graphiquement notre modèle:

Figure C8.6: Le modèle de la démonstration informatisée

Remarquons sur la figure une quatrième décomposition ("hiérarchique") qui s'ajoute à celles exprimées par les formules 8 (continuelle, séquencielle et structurante). Cette nouvelle manière de regarder le phénomène est liée au désir d'avoir une flexibilité dans le choix de la granulation temporelle. Les intervalles qui délimitent les étapes dans les autres formules sont déterminés par un changement de typologie reflété dans un des espaces de caractérisation. Si nous utilisons des classifications trop minutieuses et que nous tenons compte de toutes les variations, nous obtenons une granulation si fine (beaucoup d'étapes) que nous retrouvons la complexité des variations continues. Par exemple, si nous considérons que chaque mot introduit par quelqu'un avec un éditeur de texte représente un changemet d'état, nous pouvont arriver à un nombre d'étapes égal à celui des mots du texte! Nous simplifions la description si les espaces de caractérisation sont moins détaillés.

Il est possible que nous ayons besoin de combiner plusieures stratégies de modularisation. Parfois nous avons besoin d’observer les fins changements de la position dans le curriculum, de l'aspect de l'interface, de l'attitude du novice. D’autres fois, ces variations ne nous intéressent pas et nous pouvons les encadrer dans des étapes plus grandes qui se terminent avec des changements qui nous intéressent vraiment. Nous avons donc besoin de grouper une certaine séquence d'étapes "atomiques" (Sk, Sk+1,.... Sk+p) pour former une "macro-étape". Ou bien, au contraire, nous devons décomposer une étape Sk dans p sous-étapes, car pour diverses raisons nous sommes devenus intéréssés par des événements plus fins. Pour permettre ce "jeu de la perspective", la modélisation doit devenir hiérarchique, à plusieurs niveaux de granularité. Un tel modèle ajoutera à (8) des formules de conversion comme:

(9) ;

et permettra (entre autres avantages) la formulation synthétique des chaînes répétitives d'étapes et le raffinement des espaces descriptifs. Le métabolisme sera caractérisé par plusieurs nivéaux de hiérarchie comme: "atomes", "cellules", "tissus" "organes" , ou "moments", "intervales" ,"séquences", "chaînes", etc.

Je ne ferai plus ici cette opération , ni celle de batir minutieusement les espaces de caractérisation qui apparaissent dans les formules antérieures. La thèse contient beaucoup d'éléments utilisables dans ce but. Il reste beaucoup de points à discuter, à corriger et à raffiner. J'aimerais, par exemple, justifier l'avantage que l'ingénieur obtiendrait par la description séparée des rituels de négociation, proposés plus haut et en général argumenter sur l'utilité (la pertinence) de mon esquisse de modèlisation. Pour ne pas charger l'exposé, j'ai placé dans l'annexe III quelques considérations sur la négociation et sur l'application du modèle dans l'analyse du phénomène de la métamorphose. Je me propose d’élaborer sur la consolidation du modèle, peut-être dans le cadre de la science de l'explication pour laquelle je plaide dans le dernier épisode .....

Je rappelle que j'ai commencé ce chapitre par une mise en garde sur son caractère aride. L'abstraction peut faciliter la synthèse sans améliorer la transparence. Cette expérience de formalisation aura pour le moins le mérite de justifier le recours à la narration en sciences exactes? A-t-elle préparé le lecteur, par effet de contraste, à la résonance émotive visée par le prochain essai?