Chapitre A5: Un lecteur–compositeur
- l'organisation de l’explication asynchrone -
Dans la ville ou je travaillais, il n’y avait pas d’université. Heureusement, la Faculté de mathématiques de l’Université de Bucarest avait une section d’enseignement à distance (télé-université). Entre 1984 et 1989, j’ai suivi les cours de cette faculté en ne rencontrant les professeurs que lors des examens finaux. La préparation des examens consistait dans l'étude des cours recommandés par le programme et dans la rédaction des travaux proposés.
J’ai observé le processus de ma lecture d'un certain ouvrage en relation avec sa structure dans bien d’autres situations. J’ai décidé de choisir cet endroit de mon récit de vie pour formuler mes observations sur le phénomène de l’explication "à deux étapes" ("asynchrone") car ce fut pendant mes études en mathématiques que je l'ai observé le plus intensément comme apprenant. La comparaison avec le mode " synchrone " (que j’utilisais à la même époque pendant l’enseignement aux lycéens) était enrichie par mon expérience de rédacteur d’explications écrites, destinées aux techniciens électrotechniciens.
Pendant ce long parcours de télé-enseignement, j’ai compris l’effet de l’absence du feed-back immédiat, du présentateur qui observe comment je l’observe, de la synchronisation du couple pour le pas de deux. J’ai aussi analysé la manière d’organiser une explication qui devait être vécue ou reçue solitairement. Après avoir scruté la dynamique explicative je me suis penché sur le côté statique de l’explication, toujours dispensée par un vivant, mais avec retard et sans synchronisation immédiate. Je fus surtout intéressé par la transformation de l’explication englobée (inoculée) dans un discours enregistré, que j’appelle " potentielle " ou " virtuelle ", dans une explication réelle, vivante, par un processus que j'appelle " dévirtualisation ".
Mon expérience et ma passion pour l’approfondissement des mathématiques et ma décision d’explorer l’univers de l’explication mathématique me promettaient une expérience fructueuse et paisible... Mais j’ai subi une nouvelle désillusion qui s’est ajoutée à celle ressentie à la faculté d’électronique. J’ai compris qu’une explication peut fonctionner de façon défectueuse avec toutes les techniques et dans tous les contextes... Je ne ferai pas l’inventaire de mes critiques. Les éléments d’histoire qui suivent ne font que suggérer les frustrations qui ont renforcé par négation l’image que je me formais sur l’explication ...
Je me dois de signaler la soif de la présentation évolutive, historique et celle de l’orientation que j’ai ressenties tout le temps de la durée de mes études. L’histoire des théories que nous devions comprendre n’a été présentée qu’à la fin des études. J’ai saisi trop tard des significations qui m’avaient échappées et j’ai perçu à rebours le sens global de certaines disciplines où j’avais réussi avec de bonnes notes, de grands efforts et une compréhension superficielle. J’ai regretté l’absence d’une métadiscipline introductive qui m’aurait révélé le rapport entre les matières.
On nous présentait toujours les dernières formes des idées mathématiques. Nous devions comprendre l’effet du long processus de recherche, la coagulation, la sédimentation, la réorganisation, l’abstraction qui avait engendré l’idée, sans percevoir l’évolution (la cause) de sa forme actuelle (l'effet). Le fait de ne pas savoir les raisons qui avaient poussé les chercheurs à parvenir à des formules condensées compliquait la compréhension. La synthèse continuelle et l’élimination des "redondances" avaient rendu ces développements plus arides pour nous que pour leurs auteurs! J’aurais voulu les obliger à lire chacun le cours de l’autre pour qu’ils pussent comprendre notre désarroi ou notre héroïsme…
Dans le système roumain, l’enseignement des disciplines se donnait par des spécialistes, à partir de la cinquième année ou classe. La faculté préparait généralement ces futurs enseignants en mathématiques. Peu d’étudiants continuaient comme "mathématiciens purs". Dans ces conditions, le curriculum et les méthodes m’apparaissaient bizarres. Les futurs " guides " devaient s’initier à des théories plutôt exotiques au lieu de chercher à comprendre profondément la matière qu’ils auraient à interpréter ou à s’initier à l’art de l’expliquer. La didactique des mathématiques et la pédagogie en général étaient abordées très tard et superficiellement sans parler du manque d’esprit didactique qui aurait dû être inoculé, il me semble, dans tous les cours ...
L’enseignement d’un domaine stable et riche, qui se prête à une inépuisable extension explicative, s’appuyait sur des livres qui eux justifiaient tout… mais n’expliquaient rien. Leurs auteurs avaient été obligés, pour s’imposer comme spécialistes, de faire preuve d’originalité et d’économie d'arguments au détriment d’une présentation historique voire pédagogique, voire lisible... Pour bien comprendre les "modernes", il fallait lire les vieux livres que ceux de ces auteurs avaient remplacés! Cela témoignait d'un désintérêt face à l’enseignement des mathématiques et apportait peu à celui attiré par une science de l’explication mathématique... Ceux qui se dédiaient à la didactique étaient découragés avec des étiquettes de "mathématiciens de deuxième rang" . C’est d’ailleurs une perception répandue …
Il n’était pas question de parenthèses illustratrices ou d’allusions à des alternatives possibles et des applications. L’absence d’explications complètes, de métaphores suggestives, de commentaires introductifs, de soins pour améliorer l’assimilation des exposées avaient été la règle. Les solutions n’étaient pas précédées par des questions et des recherches, le tâtonnement était absent. Probablement qu’on supposait qu’un mathématicien était ridicule ou superflu s’il se laissait entraîné dans de telles diversions pédagogiques…
L’hermétisme était la marque de la pureté. Le jeu des symboles ne laissait que rarement place à une méditation qui se traduisait en paroles. En cherchant à comprendre par exemple " pourquoi un objet de type c9, qui a de plus la propriété 11 de la structure c3, appartient à la structure c10 et a aussi la propriété 17 des objets c12 ", je restais suspendu dans le vide comme un personnage des dessins animés qui a dépassé sans se rendre compte le bout de la barre sur laquelle il avait couru... Je cherchais à l’arrière qu’est-ce que c’était c9 et je trouvais qu’il s’agissait des objets c4 avec la propriété b8 dont le théorème T123 avait prouvé que .... et ainsi de suite jusqu’au bord de l’évanouissement. Finalement, je "comprenais" la justesse de l’affirmation sans saisir l'opportunité de l’exposé et surtout celle de mon effort.
Il n’y avait généralement pas dans ces livres une organisation hiérarchique des idées, une mise en évidence de leurs niveaux d’importance. Tout était uniformément important. Quand l’automne de l’oubli venait, sans un tronc d’arbre mis en évidence, toutes les feuilles tombaient, ne laissant à leur place que la nostalgie de l’effort qui les avaient fait pousser... Pour ceux qui trouveraient ma description sombre, je noterais que le résultat était visiblement triste. A part les "purs", il y avait beaucoup d’étudiants de la Faculté ("réguliers" ou ceux "à distance") malheureux et stressés. Les cas de dépression grave ne manquaient pas. Je sentais, au-delà de l’alibi de la grande difficulté, une absence d’intérêt pédagogique et parfois même un sadisme raffiné qui consistait à torturer les victimes en les obligeant à comprendre et à reproduire les interminables séries d’opérations symboliques. A qui servait cet exorcisme?
J’ai mieux saisi ce phénomène inquiétant grâce à mon expérience. En effet, j’avais été champion dans des compétitions, j’avais terminé mes études dans une autre faculté que cette dernière, j’avais étudié longtemps les mathématiques et je les enseignais moi-même. Je les aimais et j’avais ma propre idée sur leur signification. Pourtant, à plusieurs reprises, je me suis senti écrasé, exténué, dégoûté et perdu. Il est vrai que j’essayais de vraiment comprendre... Je trouvais la situation bien étrange quand je ne comprenais pas l’explication des disciplines que je connaissais pourtant déjà bien! Je savais où l’auteur voulait parvenir, je pouvais reproduire ou concevoir d’autres démonstrations, mais il m’était extrêmement difficile de comprendre la démonstration du livre à cause de son style hermétique, à l’antipode de l’explication, selon moi.
Voici un exemple d’un cours qui se proposait faire la construction de la fondation formelle des langages de programmation. J’avais d’énormes difficultés à dépasser les premières pages. Je glissais perdu dans un océan de symboles, de définitions et d’affirmations illisibles. C’était presque le temps de l’examen sans que j'aie pu pénétrer au-delà de la page 10 ! Désespéré, l’idée m’est venue de traduire en mots humains quelques théorèmes importants et d’essayer de les prouver en mes termes, ce qui s’est avéré plutôt facile et banal! J’ai répété l’expérience avec la même facilité, sans problème. Pourtant, si je revenais à la démonstration de l’auteur, je ne pouvais pas la comprendre, car le langage touffu des symboles était impénétrable pour moi, pour des raisons probablement de " non consonance ".
Je me suis présenté à l’examen final et j’ai développé sur place mes propres démonstrations. Le professeur m’a accordé la note maximale et m’a félicité pour ... l’autonomie de mon raisonnement: " Vous avez vécu le sujet comme j’ai rarement vu!"… Je n’ai pas eu la force de lui dire la vérité. J’étais perplexe, gêné, stupéfié par cette expérience révélatrice. Je venais sans doute de rencontrer un homme ouvert. La différence explicative entre deux démonstrations équivalentes était aussi mise en évidence par des professeurs qui recevaient avec animosité toute explication autre que celle de leur cours ou qui parfois refusaient même de la considérer.
Quand le décodage du langage symbolique utilisé pour une démonstration est beaucoup plus difficile que la résolution du problème, quand l’univers second des représentations obscurcit la compréhension des choses représentées … il apparaît évident qu’il existe une raison d'étendre l'explication purement épistémologique vers une explication communicationelle .
Je termine les contre-exemples qui m’ont inspiré puisque je trouve que le ton est amer. J’ai rencontré bien entendu de bons livres qui m’ont permis de faire la différence avec les mauvais. Sans l'explication écrite, tout comme sans l'explication partagée, je serais une autre personne. Les grands "maîtres" existent. Il est merveilleux de pouvoir les entendre à travers l’espace et le temps. Les livres répondent à des nécessités fondamentales: faire passer un message entre deux personnes qui ne peuvent pas se rencontrer, multiplier la connaissance, permettre au lecteur de naviguer à sa volonté dans le message de l'autre. Mon plaidoyer pour l’explication devait signaler la récupération asynchrone des grands discours.
Mais les bons livres, noyés dans un océan maculé comme les bons professeurs, dans une mer de collègues médiocres, deviennent de plus en plus difficiles à repérer. Saisir qu’un livre est écrit avec soin, amour, talent, effort et savoir, demande de le trouver et de le parcourir au moins partiellement. La recommandation de quelqu’un peut s’avérer nécessaire, d’où le phénomène de la critique et le rôle de guide de lecture qu'un professeur peut jouer.
Il est difficile d’évaluer la qualité didactique d’un discours écrit, les effets dépendent de la résonance avec le lecteur, une influence difficilement évaluable. L’impossibilité de mesurer peut masquer facilement les faiblesses de la composition. Par rapport au mauvais professeur, le mauvais auteur a le seul désavantage de laisser des traces visibles.... Pourrait-on estimer la qualité explicative d’un livre autrement qu’en le proposant aux lecteurs? Pour répondre à cette question, nous avons besoin d’un regard plus profond sur la structure de l’explication écrite.
Le processus de l’explication asynchrone
Je rappelle que mon intérêt pour l'explication avait été réveillé par le dialogue avec mon père sur les manuels d'arithmétique. Par la suite, j'ai pris l'habitude de me demander quelles caractéristiques des livres m'aidaient à les lire et à les comprendre facilement? Quelle était la formule de la composition efficace?
Dans ma carrière de formateur et de professeur, j'ai pu scruter à la loupe la capacité explicative des manuels de mathématiques ou des livres de télécommunication en observant ma perception et la réaction des élèves. J'ai saisi la dialectique délicate de la couche explicative: nécessaire au début mais encombrante après! Quand on ne sait pas comment s'orienter dans un paysage nouveau, on peut apprécier l’opportunité d’un instrument guide et non plus tard, quand le paysage nous est devenu familier.
Voilà où se cache la difficulté paradoxale: comment un auteur retrouve l’innocence ou la simplicité nécessaire pour saisir le besoin d'explication et en même temps, pour quitter cette innocence et composer cette explication? Même si quelqu'un peut combiner les deux rôles d'auteur et de lecteur, vivre l'expérience dédoublée d'expert et de novice, il doit recourir à l'opinion de vrais lecteurs pour confirmer ses intuitions. Le même problème se pose pour les experts qui veulent évaluer la qualité explicative d'un livre!
En observant longtemps la réaction des élèves, j'ai pu saisir leurs transformations et agrandir la probabilité que mon discours soit approprié. Je crois donc que les enseignants d'un sujet sont les mieux placés pour le décrire dans des livres! Malheureusement, il se passe souvent le contraire; les experts d'une matière écrivent des explications qu'ils n'ont pas eu l'occasion de calibrer par dialogue.
Les difficultés qu'un auteur doit surmonter en écrivant sont aussi redoutables que celles de celui qui explique de façon synchrone. Heureusement, la possibilité de réécrire constamment, de revenir maintes fois pour améliorer un texte au lieu de devoir réagir rapidement, facilite la tâche à l’auteur. L’écriture de bons livres suppose un savoir multidimensionnel c’est-à-dire la connaissance et l'expérience d’enseignement du sujet, le talent de composition, l’art de préparer la consonance qui permettra la " dévirtualisation " du message et l'intuition des réactions du lecteur.
" La statique de l’explication " placée sur un support physique n’est pas nécessairement une science plus simple que la " cinématique " ou la " dynamique explicative ". Si dans le message "préparé", on ne voit pas une structure de notions mais le germe d’un espace de processus explicatifs potentiels, on comprend que la modélisation et la pratique de "l’authoring" sont compliquées.
Le problème critique de la communication indirecte ou asynchrone est la synchronisation des partenaires. On comprend pourquoi l'interactivité est le sujet central dans la production des instruments explicatifs informatisés. Si je suis passé de la rédaction des leçons écrites à la composition de didacticiels c'était dans l'espoir d'améliorer " l'adaptativité " du message quand il ne pouvait pas être interprété par un enseignant, quand l’auteur n’était pas disponible ou quand l’élève voulait s’entraîner seul. Ce n’était pas la leçon que je voulais remplacer, mais le livre!
J’ai composé des didacticiels pour l’enseignement de l’arithmétique. Il s’agissait d’un simulateur qui permettait à l’élève de voir ce qui se passait pendant une soustraction ou une addition. L’élève pouvait proposer un calcul et la machine dessinait tout de suite une représentation graphique des deux nombres. Puis, il pouvait demander l’avancement progressif de la procédure et observer les détails de ce qui se passait. Il voyait 7 dizaines essayant sans succès de satisfaire une demande d’en soustraire 8; il voyait le cri de secours vers l’ordre des centaines; il voyait une centaine se décomposant en 10 unités inférieures envoyées au secours des dizaines; il les voyait satisfaire la demande, une par une et pouvait numéroter ceux qui restaient et se dirigeaient vers le panneau des résultats etc. J’avais alloué un grand soin aux fonctions de navigation flexible. On pouvait accélérer, décélérer, faire marche arrière, avoir ou non des explications textuelles, déterminer les opérations au lieu d’attendre l’initiative de la machine, etc. C’était un appareil utile de visualisation et d’entraînement qui enrichissait le monde des processus explicatifs d’une manière qui m’a immédiatement fasciné car il mettait en évidence la richesse extraordinaire de la physiologie explicative et la subtilité de la dialectique entre l’auteur et le récepteur.
Mais la piste de l’adaptabilité préparée pour les didacticiels et celle de l’interprétation directe dans l’enseignement n’étaient pas les seules qui m’attiraient. Je suivais aussi avec admiration les discours écrits cohérents, complets, autonomes qui facilitaient la synchronisation des lecteurs.
J’ai voulu me lancer dans l'écriture des " guides d'orientation " , des " introductions " dans certains domaines scientifiques; faisant ainsi un plaidoyer direct pour le style explicatif. Ces ouvrages devaient faciliter le passage progressif de l'initiation à une connaissance plus profonde. Je ne les voyais pas seulement comme outils pour les futurs spécialistes, mais aussi comme interfaces interdisciplinaires qui offraient des chances à tous de connaître l'essentiel des merveilles contenues dans une discipline. Allumé par une effervescence " illuministe ", je condamnais le savoir hermétique de la spécialisation et la vulgarisation dérisoire des ouvrages scientifiques.
En 1989, j'ai essayé de publier un tel guide explicatif. Je l'avais rédigé après avoir fait de grands efforts pour comprendre les nouveaux livres parus en Roumanie qui introduisaient la télévision en couleurs d’une manière presque chiffrée. J'avais étudié profondément le sujet et j’avais enseigné la matière aux électroniciens qui devaient réparer les nouveaux postes de télévision. J'ai constaté la distance abyssale qui les séparait de la littérature qui leur était apparemment adressée... Ils ne pouvaient comprendre presque rien de l'océan de formules qui cachaient l'essence du phénomène de la couleur et de ses applications pratiques. Enrichi par mon expérience de recherche et de formation, je me suis senti en mesure de proposer à la "Maison d’Édition Technique" un livre de télévision en couleurs théorique et explicatif. La réponse du rédacteur à été symptomatique: " Si votre livre explique la technologie, sa place n'est pas ici, nos livres doivent seulement informer sur les nouveautés; dirigez-vous vers la "Maison d’Édition Pédagogique". Comme je ne voulais pas produire un manuel, mais une introduction et que j'avais l'ambition de prouver que l'explication fait partie de la science et non pas seulement de sa didactique, je me suis arrêté là.
Au-delà de la déception et de la révolte que j'ai ressenties (car je crois que mon livre était également intéressant sur le plan technique) je voyais confirmée mon impression qu'il existait bel et bien une piste explicative puisqu’on la censurait pour ne pas nuire à la piste informative… Faire une différence entre les livres qui informent et qui expliquent était significatif. Mais je croyais que l'explication était nécessaire même dans un livre " informatif " et qu’elle était carrément indispensable pour une " introduction ".
Une thèse pour l’explication mathématique
Mes observations m’ont déterminé à dédier ma thèse de maîtrise en mathématiques (1990) à une campagne pour des nouveaux manuels de mathématiques de lycée. J’avais beaucoup de choses à dire sur l’enseignement des mathématiques supérieures, je voulais parler d’une méta-science de l’explication, mais j’ai retardé ce projet. J’ai évité d’attaquer le rituel de l’enseignement universitaire pour ne pas reproduire les déboires de ma thèse en électronique... D’ailleurs, une vaste expérience d’élève compétiteur et d’entraîneur me fournissait les données pour construire une critique du curriculum et formuler les principes d’accroissement des démonstrations informatives en vue d’explications plus complètes.
Le plaidoyer comprenait deux parties, une analyse critique et un exemple d’implantation de l’approche proposée. Cette fois, le ton contestataire, hautement polémique, a passé sans incidents, probablement à cause de l’atmosphère créée par la révolution, qui avait produit une vague de changements. J’ai abordé dans mon matériel des aspects qui auraient été inimaginables avant 1989. J’ai montré la réflexion de l’esprit dictatorial dans le rapport professeur-élève et dans le curriculum mathématique! J’ai révélé les influences que le contexte social avait eues sur un phénomène considéré "objectif". La vision de l’explication comme un phénomène pluridimensionnel (informationnel, logique, psychologique, social) était affirmée fermement. J’ai mis en discussion les prémisses, les buts et les méthodes de l’enseignement des mathématiques et j’ai soutenu que la disparition des mathématiques imposées ouvre la voie à la didactique des mathématiques consenties.
J’ai développé dans la première partie des thèmes que les paragraphes précédents ont déjà signalés tels la mobilisation de l’auditoire par la richesse formatrice et l’esthétique du message, la générosité explicative, l’aspect évolutif du discours qui éclaircit, la bipolarité de l’explication synchrone et asynchrone et leur mixage etc. L’ouvrage opérait une incursion douloureuse dans ce que j’appelais: "La pathologie de l’explication" et je crois que les titres des paragraphes en disaient assez long:: "La dictature et le communisme didactiques"; " La déconsidération de l’émotion, de la motivation et des autres particularités psychologiques"; "Le mépris pour le temps et l’énergie de l’élève"; "L’absence de la modularité et de la hiérarchie sémantique"; "L’absence de stratification"; "Les ambitions de l’alpinisme démonstratif"; " Le voyage dans le ... connu et la peur des surprises "; "La simulation et la perte de la sincérité"; "L’oublie de la curiosité par vaccin scolaire"; "La pollution mathématique"; " L’abstraction, synthèse ou évasion?"; " Déséquilibres de l’explication"; "La note, réglage ou diversion?"; " L’absence d’un guide d’orientation générale ".
Les constats sur l’état des choses motivaient la " Redéfinition des objectifs de l’enseignement des mathématiques " et puis le changement du protocole de leur présentation. La nécessité pragmatique de transformer la démonstration mathématique écrite ou interprétée en explication généralisée était mise en évidence. Puis cette transformation était regardée d’un angle théorique dans un chapitre qui soulignait les caractéristiques qui distinguent une explication complète d’une démonstration correcte. Un autre paragraphe signalait le rôle du professeur et de l’auteur des manuels dans le processus de transformation des informations en explications. Il proposait la rédaction de livres de " mathématiques expliquées " qui initient les élèves dans l’essentiel des idées en évitant la préciosité du jargon abstrait et la vulgarisation trop facile.
Sur ce fond, la deuxième partie présentait des applications exemplifiant l'approche proposée:
A. Un programme pour l’enseignement des mathématiques pendant les quatre ans du lycée qui tirerait les enseignements des considérations sur le curriculum et sur l’initiation progressive.
B. Un exemple de traitement d’un chapitre qui présenterait la théorie des équations linéaires dans une spirale " question-recherche-trouvaille-solidification " qui renverserait l’ordre de présentation utilisé dans les manuels
C. Un exemple de présentation d’un théorème qui posait des problèmes aux élèves de la classe terminale, en mettant en valeur les stratégies recommandées (initiation dans la question, organisation modulaire, raffinement progressif etc.) pour démontrer que les fonctions continues sont intégrables.
D. Un exemple de leçon informatisée qui sonderait le potentiel interactif de l’ordinateur, vu comme représentant de l’auteur absent, dans un didacticiel sur l’arithmétique (dont j’ai déjà parlé dans cette partie).
La dernière application faisait un pas dans la direction de la technologie de l’explication , que je n’aurais probablement jamais abordée si je n’avais pas été dans la position d’ingénieur, à laquelle je consacre le prochain chapitre.