Chapitre C9: Essai sur l'étude de l'explication

- un programme pour une nouvelle discipline-

1. Le but

La science de l'explication étudiera le processus d'interaction qui permet aux hommes de comprendre un sujet de façon similaire, en se formant des images intérieures synchronisées qui reflètent des structures et des processus objectifs et subjectifs. Elle visera la compréhension unitaire de l'acte explicatif dans le métabolisme du système (l’organisme) social humain, clarifiant le mécanisme qui permet à l'espèce de multiplier de manière cohérente ses connaissances entre ses cellules individuelles.

Les théories des fractals ou des équations différentielles nous aident à saisir que la variété phénoménologique " pluricellulaire ", distribuée dans l'espace et évoluant dans le temps, peut avoir une source germinative unitaire. La SE (science de l'explication) cherchera des déterminations et des significations du phénomène explicatif, camouflées par sa projection sur la surface du présent ou par la réduction de son observation dans un tronçon trop réduit du développement de l'humanité.

La physique constate, par les champs électriques, magnétiques, gravitationnels, nucléaires que les entités qui coexistent s'influencent à distance et forment des unités intégrantes. L'explication pourrait se baser sur un champ spécifique inné d'inter-corrélation spirituelle humaine, que l'éducation dévirtualise. Elle pourrait aussi être seulement un effet extrêmement subtil de la combinaison des champs physiques. Résoudre ce problème serait important pour notre perception du monde. La génétique a trouvé un micro-mécanisme à la base de l'activité de reproduction sexuelle, dont la biologie scrute le macro-mécanisme. La SE cherchera à la fois une éventuelle micro-clef et une macro- clef pour la reproduction cognitive. Elle tentera d'éclaircir s'il existe une attraction cognitive humaine primaire, opérant comme deuxième support physiologique de l'amour.

Si elle constate que le dialogue explicatif matérialise une forme primaire d'affectivité, la SE devra analyser la tendance de modification des rituels explicatifs modernes vers la séparation des partenaires. La technologie et la société actuelles proposent cette formule au nom de l'efficacité ou de la commodité et de la vision utilitaire sur l'explication. La SE devra estimer si cela ne met pas en péril l'affectivité bi-humaine, le métabolisme cognitif social et, en conséquence, la santé de l'espèce et de l'individu. Même si elle conclut que la résonance cognitive n'est qu'un épiphénomène, un effet psychologique auxiliaire, la SE devra expliquer le sentiment de communion spirituelle et le plaisir d'expliquer pour estimer correctement l'effet de leur réduction ou de leur remplacement par d’autres leviers de motivation pour l’explication.

 

2. Les questions

L'explication est-elle une action individuelle d'extériorisation du sens par des signes, accompagnée ou non par une action séparée d'interprétation? Ou bien, est-elle un acte essentiellement bipolaire de résonance sémantique qui s'appuie sur les réifications externes seulement comme outils de synchronisation? Expliquer, est-ce un acte de " transfert d'information " de A à B ou, une diffusion sémantique entre deux cellules de l'organisme humain global?

Comment est-il possible qu'un concept complexe, bâti à l'intérieur d'une conscience, soit reproduit dans une autre, de façon que la similitude des deux concepts puisse être constatée et puisse constituer un support pour des actes communicatifs (explicatifs) ultérieurs? La création et la vérification de cette similitude se basent-elles seulement sur une comparaison (corrélation) extérieure (en se référant à l'objet matériel expliqué ou au modèle métaphorique d'un sujet abstrait)? Ou bien, le dialogue bâtisseur et vérificateur a-t-il une base intrinsèque qui soutient la résonance, dans la constitution cérébrale appareillée des partenaires?

Le média porte le message, est le message, ou dévirtualise le message? Quel est le lien entre l'explication " potentielle " ou " statique ", contenue dans un objet explicatif ensemencé avec du sens par un auteur (ou dans un discours émis par un présentateur) et l'explication effective, " cinétique ", vécue par le récepteur? Quelles sont les sources énergétiques de l'explication, quelle est sa " dynamique " liée à la motivation?

Quelles sont les limites ou les obstacles de l'accord explicatif et les facteurs favorables à l'obtention facile d'une résonance profonde? Comment la ressemblance constitutive, l'éducation des acteurs, leur connaissance réciproque, leur expérience de dialogue, la spécificité du sujet, l’expertise sur le sujet, les instruments utilisés pour la composition et la lecture, les conditions de la communication, contribuent-ils à la résonance explicative?

Quels sont les procédures pour transformer une information dans une explication? Les phénomènes de l'explication de sujets de type différents dépendent-ils intimement (émergent) de leur sujet en imposant une composition artisanale? Ou bien, ont-ils un dénominateur structurel (physiologique) commun, permettant à la composition de l'explication de se reproduire? Existe-t-il une " généricité explicitable " de l'explication qui puisse soutenir la composition et la présentation automatisées et intelligentes ?

Quel est le potentiel et l'effet des nouvelles technologies de la communication? Permettent–elles une nouvelle physiologie explicative? Quelles sont les caractéristiques, les avantages, les moyens d'implantation et d'évaluation de l'apprentissage interactif? Comment peut être établi dynamiquement l'équilibre de décision entre l'apprenant et l'environnement d'apprentissage? Quelles sont les différences entre les environnements structurés pour informer et pour instruire? Peut-on mêler efficacement les deux fonctions dans une seule structure environnementale flexible (métamorphique)? Quels sont les principes de l'organisation d'une base de connaissances en vue de maximiser " l’explorabilité " ? Quels sont les lois de la présentation explicative en vue de maximiser l'absorption?

Comment une situation parallèle est-elle traitée dans un discours sériel pour être recomposée dans la pensée du récepteur? Comment le média graphique, offrant une vision simultanée de référence, aide le processus de décomposition-recomposition? Quels sont les rapports entre le curriculum et le discours? Quelles sont les particularités psychologiques qui influencent la dialectique sérialité- parallélisme et les principes architecturaux des explications sur plusieurs pistes?

La tendance de l’utilisation de l'ordinateur comme substitut du professeur et non pas comme un outil mis à sa disposition est-elle opportune? Est-elle réaliste? Une théorie " microscopique " du processus de l'explication-compréhension axée sur le métabolisme de l'interaction serait-elle opportune et possible? Une théorie unitaire de l'interaction n'aiderait-elle pas l'établissement d'une méthodologie de mixage entre la communication synchrone et la communication asynchrone?

Et ainsi de suite ...

3. L’objet d'étude

La SE traitera de la complexité du système où se produit l'explication englobant l’élève, le professeur, le sujet, l’instrument de communication, le message, l’auteur, l’outil de composition, le fabricant des instruments, le bénéficiaire, l’ingénieur du système , etc.

Les sciences portant sur le "un" de l'individu (l’apprentissage, la cognition et la psychologie individuelle) sont intéressées par le processus de la compréhension (apprentissage) et éventuellement par le processus complémentaire, symétrique, de la présentation (enseignement), c'est à dire par les processus internes individuels de la formation des images. Pour les sciences s’intéressant à l " Un " du système  (la sociologie, la biologie, l’économie, l’ingénierie, la cognition et la communication sociale), ce qui compte c’est le fonctionnement de l'organisme englobant, en fonction des relations entre ses composantes. Pour la science de la communication homme–homme, l'objectif de l'attention est le " Un " de la paire (le " deux "), la réaction entre les deux pôles communicatifs. La sémiotique s'intéresse au triangle entre les deux partenaires et le signe qui les lie pour révéler un sens. Pour la sémantique, la logique et l'épistémologie, ce qui compte c’est l'architecture du sujet et la validité de l'explication, détachée abstraitement de ceux qui la vivent. Pour les didactiques et la pédagogie, la stratégie de présentation est essentielle. Pour les diverses technologies, l'important c'est la structure, l'utilisation et la fabrication des instruments.

La SE incorporera ces manières de regarder l'explication selon la formule Du "un" à "Un", par deux . Elle n’oubliera pas l'existence des grands organismes (l’espèce et la société) pour lesquelles l'explication est physiologie et les organismes individuels (hommes) pour qui, elle est un lien essentiel avec l'extérieur. Mais la SE se concentrera sur la paire explicationnelle (le couple), considérant la synapse résonante bi-humaine comme l’unité explicative fondamentale. Entre l'atome et le corps, la SE placera la cellule du DEUX, la bipolarité. Elle observera la paire humaine, engagée dans la danse explicative qui sous-tend le transfert du savoir.

L'homme le plus intelligent, celui possède l'univers cognitif le plus riche, ne peut pas faire concurrence à l'échafaudage de la connaissance humaine distribuée, où il doit placer d'ailleurs ses racines et ses fleurs. Les cellules humaines s'alimentent cognitivement par l’observation et par le dialogue. Ce qui leur permet de générer de nouvelles observations reflétant leur contexte et d'enrichir la connaissance commune, tout en profitant des observations des autres pattes du myriapode cognitif de l'humanité. La nature résout de manière stupéfiante la tension entre l'homogénéité et la variation! C'est comme si, en face de la complexité de l'existence, l'Homme, pour survivre, se décomposait en hommes communicants. Pour la cognition de l'espèce, la communication et l'explication permettent l'accumulation, l'enrichissement, l'adaptation et le raffinement continuel de l'expérience cognitive. La cognition individuelle a besoin de communication non seulement pour se développer et permettre à son possesseur de dépasser les obstacles immédiats, mais aussi pour dépasser la mort de l'individu en évitant l'anéantissement de ses images. L'horreur que produit la perte de la bibliothèque d'Alexandrie, l'émotion des créateurs, l'attachement aux rituels et au patrimoine culturel témoignent de ce métabolisme. Indifféremment de la réponse que nous donnons à la question, " Évoluons-nous pour survivre ou bien survivons-nous pour évoluer? ", nous pouvons observer le rôle essentiel que l'explication joue, à côté de la reproduction, dans le parcours de la spirale existentielle. L'acte bipolaire de l'explication sous-tend la survie et l'évolution cognitive de l'espèce et, tenant compte de l'utilité du savoir dans la vie, la survie et l'évolution tout court.

4. La méthode

La SE abordera les processus explicatifs tenant compte de toutes leurs dimensions: sémantique, sémiotique, communicative, physique.

Les phénomènes étudiés sont classifiés selon des typologies physiologiques, poursuivies dans l'espace des systèmes complexes interconnectés, perçues comme des évolutions, observées par des angles variés, décomposés dans des spectres divers de problématiques.

La SE ne se trouve pas en face d'un objet d'étude fermé, fixe, ou à lente évolution (comme le métabolisme des organismes biologiques). L'humanité produit alertement des explications, parfois selon des formules nouvelles de manifestation. La panoplie de la physiologie explicative s'enrichit dans un rythme accéléré. Même le progrès de " l'explication de l'explication " est un exemple qui révèle, non seulement une problématique paradoxale, mais le fait qu'on est en face d'un univers phénoménologique ouvert, qui étend ses paradoxes en spirale. Le problème n'est plus d'organiser un inventaire, mais plutôt de trouver une logique (les règles, les tendances, le sens) de cette évolution continuelle. La SE cherchera un éventuel " alphabet " situationnel, une matrice générative pour cette évolution, une explication de l'explication narrative ou schématique, déterministe ou probabiliste, causale ou téléologique, harmonieuse ou anarchique, rigoureuse ou intuitive, convergente ou divergente.

À la recherche du rapport faste entre l'inertie et l'innovation, la SE mettra au point des formules d'interprétation propres, appropriées pour un phénomène complexe, hybride et labile, utilisant de multiples voies d'observation et les résultats des recherches pluridisciplinaires. Placée à la confluence de tant des sources, la SE ne pourra pas et ne se proposera pas de s'organiser autour d'un paradigme quelconque , mais restera ouverte à la pluralité des visions et des approches, cherchant leur fusion.

La méthodologie sera donc éclectique, systémique, labile, ouverte, opportuniste, pragmatique. La SE considérera les instruments analytiques comme de simple moyens perfectibles dont la variété enrichira le monde des observations et dont la synthèse empêchera la divergence. Les nombreux domaines, qui regardent l'explication par des prismes différentes et qui la décrivent dans leurs langages, donnent à la SE le mandat de réunir ces visions évoluantes dans une structure descriptive polymorphe mais synthétique, évolutive mais unitaire, reflétant l'unité du phénomène décrit. Il s’agit d’un objectif délicat et difficile à atteindre. Tout en gagnant en profondeur, l'explication de l'explication devra faciliter, et non pas compliquer sa compréhension. L'univers des interprétations ne doit pas devenir plus difficile à comprendre que l'univers interprété. Réussissant une large fusion, la SE donnera un exemple de solution interdisciplinaire pour le traitement de la complexité.

La formulation intelligible des observations sur l'explication, dépassant le jargon des disciplines, ne sera pas seulement un modèle de dialogue et de récupération de l'unité, mais aussi un acte de décodage de la science pour offrir aux " non-spécialistes " l'accès à l'essence des phénomènes. Les experts impliqués dans la recherche du " fond des choses " doivent offrir au " public " des résultats à sa portée, doivent rédiger des " guides explicatifs du monde ", parmi lesquels " l'explication de l'explication " a une place évidente. Avec un tel mandat de nature illuministe, la SE appuiera l'émancipation de la popularisation  de la science.

5. Les contributions

La SE offrira ses résultats aux disciplines partenaires, en échange pour des informations, des visions, des méthodes et des modèles que celles-ci lui auront fournis, l'aidant à constituer son propre corpus scientifique. Elle utilisera un langage et des messages facilitant la lecture et suggérant des applications. Elle considérera d'ailleurs que c'est à elle d'établir un langage de communication interdisciplinaire et un protocole de coopération adéquats pour le dialogue sur l'explication.

La SE offrira à la didactique des études approfondies sur l'arc explication-compréhension et sur le partage de l'expertise; aux sciences cognitives, des observations fines sur les processus bi-cognitifs; aux sciences de la communication, une analyse spécifique de la communication explicative; à l'épistémologie une autre vision sur le problème de l'explication; à la méthodologie de recherche, une investigation sur la pluridisciplinarité, la circularité et les descriptions hybrides (narratives et structurelles); à la théorie des systèmes, un exemple de traitement de la complexité; à la théorie des processus du discours, des observations sur le faisceau discursif, le discours potentiel et la bipolarité; à l'enseignement assisté par ordinateur, une étude minutieuse du triangle expert-ordinateur-novice et de nouvelles représentations des processus explicatifs; au multimédia et hypermédia, des idées de composition et de modélisation; à l'étude de l’interface (interaction) homme-machine, des considérations sur la dimension explicative des interfaces; à la simulation, l'étude de l'exploration coopérative d'une présentation; à la téléinformatique et l'enseignement à distance, l'analyse phénoménologique de la télé-démonstration; à l'intelligence artificielle et aux systèmes tutoriels intelligents, des observations sur la gestion de l'intelligence dans un système hybride d'acteurs; à la discipline du " Computer Supported Cooperative Work / Learning) ", les principes de la coopération explicative informatisée. Ce n'est que le début d'une longue liste...

6. Le lien avec les Sciences de l'éducation

La SE pratiquera l'équilibre, de rigueur pour une vraie théorie, entre soutenir le désir de comprendre et d'intervenir. C'est une sagesse ou une harmonie que la pragmatique de l'explication ne peut pas atteindre seule. La SE pourra développer son propre champ d'application, mais il sera encore mieux qu'elle collabore avec les domaines classiques de " l’explication appliquée ". Elle aura donc des relations étroites avec " l'ingénierie sémantique " de l'explication (pédagogie, didactiques), sans toutefois se confondre avec elle.

Car la SE n'est pas motivée par la recherche d'une organisation plus efficace des activités explicatives, mais par le désir d'explorer le mystère d'un phénomène. Si l’on accepte que la gravitation, le magnétisme, la vie, la sexualité, la pensée méritent d’être scrutées en leur essence, dans une étude qui accompagne la tentative parallèle de les utiliser, de les influencer, l'explication justifie aussi les efforts interférents d'une science et d'une pragmatique. En tant qu'étude paradoxale, placée en cercle vicieux (l’explication de l'explication) la SE fait de la pratique en écrivant de la théorie et étend la théorie en faisant de la pratique.

Le fait que la SE ne sera pas une pragmatique de l'explication ne veut pas dire qu'elle n'étudiera pas attentivement les activités de ceux qui cherchent l'optimisation de l'explication. Cette étude est nécessaire pour comprendre de manière globale le fonctionnement des systèmes explicatifs. Les actes de composition pédagogique, de conception de curriculum et de recommandations méthodologiques, de rédaction de cours et de présentation de démonstrations, d'évaluation, d'élaboration de méthodes, de modèles et de paradigmes explicatifs font tous partie du phénomène explicatif généralisé. La SE doit suivre les processus dans toutes les directions qui les influencent. Mais cette étude restera dans le cadre de l'intérêt pour le phénomène. Même quand elle étudie le design explicatif sémantique, sémiotique, psychologique ou matériel, la SE propose d'expliquer et non de diriger ce qui se passe dans l'univers où vie l'explication. Cette attitude est complémentaire à l'approche de la didactique et du " design de l'instruction "; la SE surveille le concepteur pour expliquer ce qu'il fait et non pas pour lui expliquer ce qu'il doit faire.

Il est toutefois évident que ces observations pourront être utilisées par l'ingénierie de l'explication et influenceront implicitement la pratique. Il n'y a pas d'observation sans effets sur la chose observée. Les pédagogues (auteurs, technologues) trouveront dans la SE des sources d'inspiration ethnographique, des considérations de synthèse (classifications, hiérarchies, modèles etc.) et même des recommandations explicites, corollaires des résultats théoriques. Ainsi se fermera le cercle entre le design de la description et la description du design et se renforcera la relation bilatérale entre la SE et les domaines d'explication appliquée.

L'absence d'un caractère explicitement pratique est une spécificité de la SE par rapport aux sciences de l'éducation. Les deux domaines ont aussi beaucoup d'éléments communs. Certains efforts de consolidation théorique de sciences de l’éducation sont intégrables dans la science de l'explication. Celle-ci pourrait à son tour contribuer aux "fondements de l'éducation" ou participer comme une discipline dans l'ensemble des " sciences de l'éducation ". Dans l'intérêt du nouveau domaine cette inclusion ne devrait pas être faite au début, pour que la SE ne reprenne pas intégralement l'esprit actuel des sciences de l'éducation mais qu'elle avance sur des nouvelles pistes.

D'ailleurs la correspondance entre " l'explication " et " l'éducation " est partielle. L'éducation se base sur des explications mais poursuit des objectifs plus vastes. Elle a les connaissances comme but et l’explication comme moyen. L'apprentissage en est le processus central. Pour la SE, le centre de l'intérêt est le processus explicatif vécu par un couple ou une paire humaine consonante et les connaissances transmises ne sont qu'une partie du phénomène. La paire enseigner-apprendre est remplacée par la paire expliquer-comprendre. C'est une étude du processus, du transitoire, complémentaire à celui qui vise la statique cognitive. L'éducation vise la transformation stable, la construction globale, tandis que l'explication est un événement transitoire ponctuel qui permet le partage momentané du sens avec des répercussions cognitives plus ou moins étendues.

Le processus explicatif a lieu souvent dans des contextes qui ne sont pas considérés comme " éducation ": la documentation (l'information), l'assistance (l'aide à la tâche), la coopération avec un maître ou un collègue. Quand nous expliquons à quelqu'un comment trouver une adresse, quand nous expliquons au jury une thèse de doctorat, quand nous expliquons à un visiteur l'organisation d'un musée, quand nous expliquons à un client ce que nous voulons lui vendre, quand nous expliquons à l'électorat les manœuvres politiques des adversaires, nous ne disons pas forcément qu'il s'agit d’éducation. La SE permettra un regard unitaire sur ces situations qui font appel à des explications et inspirera la construction des instruments qui combinent diverses formes d'assistance informationnelle.

7. Le lien avec la technologie de l'éducation

L'explication suppose l'utilisation de symboles, organisés en messages, placés sur des supports matériels. Le fond, la forme et le support matériel sont des dimensions intrinsèques de tout acte explicatif et ne peuvent pas être séparés. Nous reflétons un objet dans un concept et puis, pour expliquer le concept, nous utilisons un autre objet porteur de message. Cet objet explicatif peut être décrit à son tour (expliqué) à l'aide d'un troisième objet-support, etc. Les objets et les concepts réverbèrent entre deux miroirs; nous avons des concepts qui reflètent des objets qui reflètent à leur tour des concepts et des objets qui reflètent des concepts qui reflètent des objets... Nous avons besoin, pour communiquer, de réifier et de déréifier continuellement. L'explication est une procession bi- humaine, réversible, de matérialisation-conceptualisation. La réification transitoire de l'explication synchrone est combinée avec la réification permanente, propre à l'explication asynchrone qui inscrit du sens dans des objets servant de mémoire. Il en découle que l'explication implique une ingénierie sémiotique et une autre instrumentale qui s'ajoutent à celles sémantique et psychologique.

Les acteurs de l'explication doivent travailler de façon multidimensionelle. Un présentateur sait ce qu'il explique (expertise de la compréhension du sujet), à qui il explique (expertise psychologique et de synchronisation avec le partenaire), avec quelle forme/signe il explique (expertise sémiotique de composition). Il sait aussi comment choisir, adapter et utiliser les instruments (expertise technique). Dans les situations complexes, ces expertises sont difficiles à réunir et à coordonner efficacement par un seul acteur. " L’explicateur " peut être soutenu avec une aide sémantique et didactique (manuels, méthodes etc.) ou avec une aide sémiotique ou technique, qui deviennent nécessaires surtout si les langages et les instruments utilisés sont compliqués.

C'est ici qu'un technologue spécialisé peut intervenir. Celui-ci doit répondre à des questions comme celle-ci " Quel instrument permettrait le mieux à un auteur de créer un objet explicatif avec lequel un professeur, dans un certain contexte, expliquerait un sujet à un élève pour que celui-ci apprenne une connaissance qui lui permettrait d'atteindre une performance désirée par un bénéficiaire E "? En plus d'un rôle de guide dans la construction et l'utilisation des instruments, l'ingénieur de l'instrumentation de l'explication aura la tâche d'organiser, sur des principes d’optimalité, le fonctionnement des systèmes explicatifs complets.

Pour évaluer le potentiel des instruments et chercher l'optimisation des systèmes explicatifs, l'ingénieur a besoin d'un support théorique adéquat, c'est-à-dire de modèles opérationnels des systèmes et des processus impliquant des idées, des hommes et des objets en interaction ! La SE pourra observer et appuyer ce spécialiste, en renforçant les bases théoriques de la technologie de l'éducation.

Si le besoin pratique d'une compréhension minutieuse et complète de l'acte explicatif, d'une vision microscopique, n'a pas été ressenti dans le passé, c'est que les " explicateurs " humains incorporent naturellement un savoir implicite de compréhension et de communication. Ce savoir peut se renforcer par l’expérience et par des macro-recommandations pédagogiques. Mais au moment où on essaie de simuler une partie de l'intelligence de ces acteurs en " l'implantant " dans des machines (ordinateurs) qui devraient jouer un rôle explicatif actif, les macro-indications ne suffisent plus. Pour pouvoir former une paire explicative avec le récepteur humain, le partenaire artificiel doit l'observer continuellement et finement, dialoguer avec lui, générer des réactions en réponse à des situations ouvertes, entrer en résonance cognitive. Même si l'effort d'accord conceptuel se base sur des messages préparés par un auteur humain, l'automate inséminé avec de l'intelligence explicative doit " comprendre " suffisamment ce qui se passe pour contribuer à la synchronisation qui permet la résonance retardée entre l'auteur et le lecteur (comme le ferait un enseignant). Pour explorer le potentiel des automates comme agents explicatifs, pour saisir s’ils peuvent intervenir sémantiquement, sémiotiquement, psychologiquement ou s'ils peuvent seulement offrir une interface facilitant l'accord des partenaires humains, la micro-compréhension du processus de l'explication sera nécessaire.

 

8. Le rapport avec la dynamique et l'histoire

La SE étudiera le rapport entre le régime transitoire appelé " compréhension " et les états stables, appelés " connaissances ". Elle observera la dynamique et l'histoire conceptuelle (la vie des concepts) et se demandera si le volume temporel des idées est réductible à leur forme statique (stabilisée). Elle cherchera de nouvelles significations en regardant les concepts longitudinalement. Elle observera les conséquences des conditions qui ont agi sur les formes précédentes des concepts en déterminant leur forme présente et en leur imprimant une ligne d'évolution. Elle cherchera les racines de la structure dans le temps et les évolutions qui découlent des relations dans la structure.

L'introduction de la vision historique sur le savoir et l'éducation combinerait les intuitions constructiviste, sociologique et du " développement humain ". Les hommes qui expliquent continuent un unique processus universel de modélisation distribuée. Il serait bien de reconsidérer la pratique courante qui alloue à l'histoire des idées une place trop en annexe, décorative ou culturelle. Entre un sujet, son évolution et son partage, il y a des tissus trop complexes pour qu’on puisse séparer une science de sa didactique ou de son histoire. Si on conclut que les explications engendrées dans les diverses sciences ne sont pas de simples accidents (événements particuliers) mais forment un véritable corpus complet, leur vrai métabolisme, irréductible à un échafaudage de notions statiques, on pourrait regarder et organiser différemment l'univers scientifique plastique bâti dynamiquement par des explications ...

9. Le rapport avec la philosophie, l'épistémologie et la sémiotique

La SE analysera les points de vue philosophiques et sémiotiques sur le rapport entre un sujet, son observation et le partage de l'observation par la communication. Elle se demandera si l'entité conceptuelle n'est pas seulement duale (à double dimension), émergeant du rendez-vous réalité- conscience (comme le propose la phénoménologie), mais irréductiblement tri-dimensionnelle, impliquant toujours la source, l'image et la communication. L'explication est seulement un processus intermédiaire de transmission du concept (ou de réflexion indirecte du sujet) ou bien un acte de physiologie conceptuelle, vécu par l'organisme social? L'explication est-elle une manifestation épiphénoménale, ou bien, le vrai cadre d'existence des " savoirs ", leur dimension processuelle? La SE cherchera le sens du " sujet en soi ", du concept non-négocié. L'idée abstraite (non-contextualisée dans une pensée) est-elle une convention nécessaire pour la compréhension des idées complètes (intérieures et partagées) ou a-t-elle a une existence autonome, à laquelle les concepts subjectifs se rapportent? La multiplication des concepts partagées pourrait être vue, comme en sémiotique, comme un processus de circulation des signes ?

La SE participera aux efforts de comprendre le mécanisme de l'explication comme justification des phénomènes, mais ne réduira pas l'explication à la recherche du " Pourquoi ?" logique qui intéresse l'épistémologie aujourd'hui. Pour la SE, les phénomènes très complexes peuvent avoir des justifications déterministes, probabilistes ou téléologiques, mais inexprimables explicitement. Décrire la morphologie, la physiologie, la pathologie et l'ingénierie d'un tel système, répondre au questions " Quoi? ", " Comment?", " Quand?", " Combien?", c'est aussi une façon d'expliquer le système, dans le sens commun du terme c’est-à-dire aider quelqu'un à comprendre quelque chose. La SE réhabilitera " l'explication descriptive " à coté de celle " nomologique-déductive " ou " statistique-probabiliste", que d'ailleurs elle peut englober comme des formes spécifiques d'explication.

Cette attitude pondérée, qui accepte l'explication plus ou moins inspirée, plus ou moins synthétique, plus ou moins " vraie ", plus ou moins " autoritaire ", plus ou moins " rigoureuse ", plus ou moins " complète " facilitera la rencontre fructueuse entre les sciences " humaines " et les sciences " exactes ", entre le savoir déductif et le savoir intuitif. C'est un éclectisme normal car, vue comme processus, traitée comme physiologie, l'explication a en plus de la dimension logique, d’autres dimensions (communicative, rhétorique, psychologique) qui obligent à un traitement qualitatif. C'est une position gnoséologique plus prudente que l'orgueilleuse affirmation de la " déductibilité généralisée "...

10. Le rapport avec l'écologie ; entre comprendre et changer

La SE ne fera pas de la propagande pour des rituels, des technologies ou des politiques, mais cherchera des réponses aux questions d'écologie éducationnelle qui sont devenus pressants une fois que l'homme- individu est devenu capable de modifier l'environnement de façon à changer le métabolisme cognitif de l'Homme-espèce.

Nous mélangeons l'écriture " dedans " avec l'écriture " dehors " et nous donnons naissance à un microcosme mental appareillé avec un macrocosme d'objets. Nous étendons le monde des messages, nous changeons les rituels opérationnels et communicatifs, nous introduisons des nouveaux signes et des instruments de communication. Au bout de chaque spire changeante du monde des objets, nous changeons son image dans le miroir cognitif et chemin faisant, nous modifions la structure conceptuelle des sujets observateurs. Ce qui les déterminera à de nouveaux changements extérieurs. Le rituel de la propagation du sens est affecté par celui de sa coagulation individuelle qui l'affecte à son tour. Mais quel est le rythme sain de cette cascade? La SE devrait estimer de quelle manière le développement de la connaissance collective et celui des techniques pour sa synchronisation influenceront l'accélération de notre activité fébrile et seront influencés par cette accélération, pour déceler d’éventuelles " boucles de réaction positives " trop fortes, destructives, cancérigènes.

Devenues de plus en plus éphémères, obligées à une caducité précoce, les constructions cognitives solides et les efforts éducatifs massifs risquent la dévalorisation, laissant la place à des formes de communication " en-route " et à un nouveau type d'homme. L'image individuelle et collective d'un monde trop labile ne peut qu'être, elle aussi, continuellement désynchronisée ou labile, de plus en plus fluide, ce qui pose des problèmes philosophiques et d'écologie psychosociale. Un rythme trop avancé de changements extérieurs reflétés vers l'intérieur risque de bousculer le métabolisme cognitif individuel normal et créer un stress profond et généralisé. Au niveau du métabolisme de l'espèce, si l'évolution naturelle tend à transcender les changements déstabilisateurs de l'environnement, il est étrange qu'on veuille les accélérer! Si nous évoluons pour une autre raison que la stabilité, il serait curieux que les initiatives humaines arbitraires puissent créer exactement les problèmes métaboliques nécessaires pour que nous nous approchions du but en essayant de les dépasser!

Étant donné que la propagation du savoir par explication a un rôle si important dans le métabolisme cognitif collectif, la SE doit se poser le problème de l'équilibre entre le changement et l'inertie. Faut-il contrôler le dynamisme du développement technologique pour harmoniser l'inertie de l'univers extérieur avec l'inertie de la conscience distribuée immergée en dedans? Ou devons-nous former de nouveaux hommes acquérant une cognition très fluide, pour lesquels " les mises à jour continuelles " ne représenteront pas ou n’augmenteront pas le stress? Ce genre de méta-ingénierie opérerait-il naturellement ou serait dirigée? Serait-il bénéfique, inefficace ou nuisible? L'homme devrait-il être construit, ou vécu tel quel ?

Tant que nous vivrons dans une humanité corrélée mais variée, nous rencontrerons des hommes et des sociétés " arbres " , qui s'attachent à leurs " passé-racine " et qui n'aiment pas un rythme trop vif de changements; ce sont les " conservateurs ". D'autre part, nous rencontrerons des hommes et des groupes de type " oiseaux " qui vivent intensément le rythme de leur " présent-ailé ", pour lesquels les changements sont toujours trop lents, ce sont les " progressistes ". Utiliserons-nous l'explication comme phénomène d’osmose pour prédisposer les cellules de l'organisme humain à un rythme d'évolution unique? Ou bien, utiliserons-nous le dialogue pour la compréhension réciproque et la recherche du compromis entre les " accélérants " et les " frénateurs "... qui s'accepteront comme une variété nécessaire, belle ou mystérieuse dans le jeu de l'être?