Chapitre C1: Première étape de la modélisation

- essai sur les bases théoriques de la technologie de l'éducation -

Une introduction à la partie C

J'ai signalé dans le prologue de la thèse l'interférence de mes trois tentatives d'expliquer l'explication: le théoricien qui veut expliquer qu'est-ce que l'explication est et veut décrire comment elle se produit; le pédagogue qui cherche l'amélioration des stratégies explicatives; l'ingénieur qui vise l'optimisation du développement des instruments et des systèmes explicatifs. Si la partie A a raconté comment j'ai vécu l'explication, si la partie B a décrit mes efforts pour l'équiper avec de nouveaux instruments, cette partie C racontera mes essais pour la décrire. Je présente ainsi ma méditation, à la recherche d'une description unitaire du processus de l'explication, partant de l'expérience directe, de la consultation de la littérature, des expérimentations de laboratoire et de l'observation de mon propre effort de modélisation.

L'entreprise de coaguler un modèle complet du processus explicatif s'est avérée difficile. La complexité du système s'est reflétée dans le miroir de sa modélisation... En cherchant la simplification nécessaire pour atteindre une description synthétique, j'arrivais à des formules de description qui trahissaient la richesse du phénomène. Je revenais alors à l'observation et j'enrichissais la description. Puis, je cherchais une nouvelle synthèse... Cela a créé une histoire d'essais ou de tentatives de modélisation que j’essaierai de relater afin de parvenir à quelques conclusions et intuitions sur la vaste " carte des perplexités" au sujet de l'explication  et contribuer peut-être à l'apparition d'une science dédiée à l'explication.

Cette dernière partie change le rapport entre les deux thèmes de mon discours: le phénomène primaire de l'explication et le phénomène secondaire de mon observation. Dans les parties A et B, le récit de mon observation a été prépondérant. La rivière du récit laissait sur ses bords des " alluvions " qui composaient progressivement l'image du phénomène explicatif, vue dans le miroir du récit de mon expérience. Mais le temps est venu de diriger mon discours directement vers le phénomène, pour offrir des descriptions synthétiques qui transcendent ma présence. Cette partie est ainsi une chaîne d'essais de description de l'explication.

Je dois pourtant assister le lecteur dans le parcours de cette série d'essais assez arides. Je l'ai fait en insérant entre les fragments dédiés à l'explication, quelques considérations sur l'histoire de leur rédaction. Ainsi, la piste du récit, même si réduite et fragmentée, termine l'histoire racontée dans les parties précédentes. Un autre motif pour lequel j'ai maintenu le fil du récit est que la modélisation de l'explication a été une opération explicative qui méritait aussi d'être analysée. Ainsi prend forme un dernier essai-narration qui scrute par introspection le problème délicat de l'explication de l'explication. Le fil du récit pourra jouer ces deux rôles: accompagner avec des explications les essais de synthèse et construire progressivement le récit de modélisation.

Dans ce chapitre, je décris mes observations sur le besoin des bases théoriques de la technologie éducationnelle qui a polarisé ma méditation sur le phénomène de l'explication, matérialisée dans une série d'essais. J'ai repris ici ceux portant sur le discours et le dialogue dans les chapitres C2 et C3. Le deuxième tronçon de mon chemin a cherché une description systémique du phénomène explicatif, partant de mon expérience et d'une vaste littérature. Le chapitre C4 synthétise mes observations sur le monde des sources d'inspiration et des difficultés de modélisation. Les chapitres C5 et C6 contiennent deux des cartes qui ont résulté de la démarche de synthèse , celles décrivant le système et la problématique. Dans le chapitre C7, je dessine la carte du phénomène de l'explication de l'explication , pour mettre en évidence la complexité et la récursivité du sujet. J'y explique aussi l'évolution des essais contenus dans les chapitres C8 et C9.

Le besoin des bases théoriques pour la technologie de l'éducation

Je rappelle (voir la partie A) que j'ai fait des tentatives de description (explication) de l'explication avant d'en commencer l'étude formelle. Les sujets prioritaires avaient été liés à la didactique de l'explication, s’ouvrant progressivement à la phénoménologie du processus explicatif et vers la dimension technique. Je souhaitais lier la sémantique de l'explication à sa manifestation complète, qui englobe le fond et la forme, la structure et le processus. Les projets que j'ai proposés comme alternatives lors de l'inscription pour le programme de doctorat (1993) démontrent le spectre large de mes intérêts et de mon désir de synthèse: 1. L'étude de la pathologie de l'explication: comparaison de l'enseignement et de la formation et entre la Roumanie et le Canada. 2. L'étude du processus explicatif comme dimension évolutive de son sujet.

En choisissant la deuxième alternative, je me suis dirigé vers la section de technologie éducationnelle, avec l'espoir qu'elle permettra à l'ingénieur que j'étais d'aider le théoricien à expliciter les intuitions du pédagogue. Je ne soupçonnais pas que ce nouveau cadre produirait une réorientation si importante de mon étude vers la physiologie extérieure de l'explication, en m'éloignant de son noyau sémantique. En partant du système de l'apprentissage, j'ai porté mon attention vers celui de la communication professeur-élève, que j'ai élargi à celui de la composition et de l'utilisation des objets explicatifs, que j'ai étendu encore une fois au système de la production de ces outils, celui de l'utilisation du savoir et celui de l'organisation de l'instruction et que j'ai enfin ouvert à celui des organisations et les sociétés qui vivent de processus explicatifs.

J'ai essayé bien entendu de comprendre la problématique de la technologie éducationnelle, qui voulait faire l'ingénierie du système dont je voulais comprendre la physiologie... Cette ambition soulevait une importante question, celle de savoir si le système instructif n'est pas trop complexe pour être abordé par une ingénierie au sens classique du terme. C'était une question étroitement liée à mon problème de modélisation. Je me suis questionné sur la nature de l’ingénierie de l'instruction ou de l'éducation? Était-ce concevoir des instruments informatiques utiles aux auteurs de cours? Était-ce faire le design de démonstrations synchrones ou asynchrones avec l'aide d’instruments "d'authoring" produits par les informaticiens? Était-ce mettre au point le fonctionnement optimal d'un système complet d'instruction en utilisant les ressources humaines et matérielles disponibles? Était-ce faire des recommandations aux fabricants d'instruments, aux auteurs qui les utilisent ou aux bénéficiaires qui veulent équiper leur centre de formation? Et enfin, je me demandais: Qui doit concevoir quoi en technologie de l'instruction ou de l’éducation?

Je devais mettre en accord ce que j'avais compris par expérience sur l'organisation de l'instruction avec ce que les autres m'expliquaient dans des articles, des cours et lors des dialogues. Une bonne occasion de scruter la question a été le cours dédié aux bases de la technologie éducationnelle, qui nous a permis d’analyser les principes et les méthodes de ce jeune domaine. Nous avons été invités à définir la technologie de l'éducation à la fin de ce cours. J'ai fondé ma définition sur l'introspection de mon expérience dans l'organisation de la formation (voir le chapitre A6). J'avais travaillé par logique, par inspiration, par adaptation au contexte et par accumulation progressive d’expérience, sans appliquer des formules, des méthodes ou des paradigmes systématisés. J'ai exploré rétroactivement l'hypothèse qu'une discipline m'aurait offert un guide précis d'action, en arrivant à cette définition en trois points

Une définition de la technologie de l'éducation 1. Pour l'instruction (l'éducation, la performance etc) qui peuvent faire le sujet de la technologie, nous supposons les définitions courantes 2. La Technologie (de x) est le domaine d'étude théorique et d'activité pratique destiné à orienter, respectivement à réaliser le design des systèmes (voués à x) en vue de leur optimisation. Elle utilise une vision systémique généralisée, en élargissant la recherche de l'optimisation sur toutes les dimensions qui la conditionnent. Ainsi le design opère autant dans la détermination des buts que dans le choix et la conception des instruments. La technologie respecte les principes généraux de la science (caractère systématique, vérification de la pertinence des modèles, appel à la mesure, etc.) et s’efforce de les rendre opérationnels, de manière efficace et reproductible. 3. La variable x de la définition générale peut prendre (parmi d'autres valeurs traditionnelles) les valeurs: x= " l' instruction ", si une technologie de l'instruction existe); x = " l'éducation "",- si une technologie de l'éducation existe; x =  " la performance ", si une technologie de la performance existe. Dans ce cas, le sens de l'expression " technologie de l'éducation " découlera de la définition générale.

Cette définition, de facture polémique, repousse la tentative de définir la technologie éducationnelle par la fusion de ses manifestations concrètes, selon une formule " maison ". Partant du rapport classique entre la théorie du fonctionnement des systèmes physiques, la pratique de l'intervention humaine sur ces systèmes et la théorie de cette intervention, je demande à la définition de la " technologie de l'instruction " d'être une particularisation pour les systèmes d'instruction de la définition générale de la technologie. Le but de cette approche n'est pas seulement de respecter la cohérence interdisciplinaire mais surtout d'exposer la technologie de l'instruction aux critères rigoureux que toute technologie devrait satisfaire. Cet exercice est nécessaire pour juger si les prétentions de l'ingénierie éducative sont valides ou si elles ne représentent que des veux d'émancipation mobilisateurs.

En pratique, le technologue de l'instruction qui n'est pas aussi un pédagogue, doit assister les experts en sémantique avec des instruments de travail ou de coordination. Aussi longtemps que les instruments ont été assez simples (livres, téléviseur etc.) le rôle du technologue était limité: faire la synthèse des instruments disponibles et de leurs caractéristiques, organiser et propager les recommandations des experts qui ont déjà utilisés certains instruments pour expliquer, conseiller le bénéficiaire d'un système explicatif, intégrer les nouveaux instruments, expliquer leur mode d'emploi. Mais quand il s'agit d'équiper et d'organiser des systèmes d'instruction complexes, les besoins d'ingénierie de système s'amplifient; il faut planifier, surveiller le développement, observer la fiabilité, la flexibilité, l'économie, c'est-à-dire il faut passer à une ingénierie de l'exploitation systémique des ressources instructives. Nous arrivons ainsi à une ingénierie des systèmes d'instruction que nous nommons ingénierie d'instruction par abus de langage, car l'acte de l'ingénieur reste extérieur à la sémantique de l'explication. En télévision, en édition, en cinématographie, les techniciens coopèrent avec les auteurs des programmes, des publications ou des films sans essayer de les remplacer. Mais la coopération des experts qui gravitent autour du système d'instruction (le gestionnaire, le technologue, le formateur etc.) produit souvent des collisions, des immixtions et des confusions, car les rôles des acteurs ne sont pas clairs.

La question: " Quel est le rôle du technologue de l'instruction? " est lié à celle sur le rôle de la technologie éducationnelle. Il y a ici une tension souterraine. L'ingénieur des systèmes instructifs devrait faciliter la relation entre un auteur d'explication et un fabricant d'instruments d'authoring. Mais sa position d'intégrateur est fragile, vulnérable. Le " développeur " (l'informaticien) ne se limite plus de la conception matérielle des outils, mais essaie de produire des instruments à potentiel instructif. Quand au lieu d'un " authoring tool " nous avons affaire à un " learning tool " conçu directement par des informaticiens et ainsi même le pédagogue se trouve "hors-jeu". Des domaines comme l'EAO et le STI montrent la tendance vers la coopération directe entre le fabricant d'un instrument et l'auteur qui l'utilisera. Ce rapprochement pourrait laisser le technologue hors de cette relation et sans son rôle normal.

Celui-ci peut " contre-attaquer " en se lançant dans la pédagogie avec les nouveaux instruments, au lieu de s'occuper de leur conception et de leur intégration dans les systèmes d'instruction. Pressés par les informaticiens, mis en difficulté par la complexité du système qu'il doivent organiser, contaminés par l'éducation, certains technologues essayent de redéfinir leur position comme une expertise de valorisation pédagogique du potentiel explicatif des instruments. On voit cette tendance, par exemple, dans les débats qui ont eu lieu ces dernières années dans des revues de technologie éducationnelle comme ETR&D, sur le sujet " média ou méthode ". L'accent mis sur la " méthode " est intéressant quand il vise une capacité explicative typique, potentielle. Mais quand il se propose l'élaboration des méthodologies de traitement des sujets particuliers, la confusion entre l'ingénierie sémantique et instrumentale de l'explication est inquiétante. Poussés par les informaticiens qui agissent en technologues d'instruction, ceux-ci vont-ils se réfugier en pédagogie?

En ce qui me concerne, je ne crois pas que l'ingénieur des systèmes d'instruction doit se lancer dans une ingénierie sémantique, mais il serait souhaitable qu'il définisse une technologie hybride qui l’aiderait à se placer entre les instruments et les méthodes, entre les fabricants et les utilisateurs. Mon expérience plaide pour laisser aux pédagogues leur rôles de générateurs d'explications. Je soutiens le besoin d'un équilibre entre les sources d'explication et l'industrie de leur reproduction, car je n'aimerais pas un univers explicatif appauvri, composé de quelques sources créatives, diffusées par un énorme échafaudage de multiplication... Au fond, le constructivisme (cognitivisme) plaide aussi pour le recours aux enseignants, les seuls à pouvoir adapter sur place les explications aux besoins de l'apprenant. Le pédagogue ne fait pas seulement la propagation des connaissances, mais il les enrichit. Nous ne devons pas détruire la nappe phréatique créative des enseignants, en la remplaçant avec une poignée de sources sur diffusées, " enrichie " par des " machines explicatives ". On ne va pas écrire des poèmes à la place des poètes, en prétextant qu'on les équipe avec des nouveaux stylos...

Le technologue doit assister le pédagogue dans l'utilisation de la technologie et dans son rapport avec les fabricants d'instruments. Cela suppose un langage de dialogue, un dénominateur commun. Dispose-t-on aujourd'hui un tel langage? Comment un auteur pourrait traduire une demande, formulée initialement dans des termes didactiques, dans des spécifications utilisables pour un fabricant d'instruments explicatifs? Qui devrait concevoir ce langage de communication, intelligible des deux côtés, qui devrait établir la carte des situations explicatives typiques, qui devrait concevoir le menu sur la base duquel le client fasse la demande d'instruments et le fabricant l'exécute? Serait-il possible de passer de l'assistance du pédagogue dans l'utilisation des instruments déjà conçus, à l'assistance de la paire pédagogue–fabricant dans sa démarche de synthèse des instruments? Voilà une question qui pourrait, selon moi, accélérer la maturation de la technologie de l'éducation.

Un tel objectif exige l'établissement d'une granulation appropriée pour la description du processus explicatif, une combinaison subtile des dimensions sémantiques et physiques des processus. Par exemple, le fabricant devrait saisir aisément dans les spécifications le fait qu'on a besoin à certains moments d'afficher un graphique préparée, pour le commenter oralement en " pointant du doigt " et le fait qu'on veut être capable de revoir la séquence générée ad hoc, à la base d'un enregistrement. Il devrait en tirer les conséquences sans avoir besoin de savoir quelles notions sont présentées à cet endroit de la leçon et pourquoi. Cela réclame un " alphabet " de gestes et de situations de composition et d'utilisation et une estimation des coûts impliqués pour créer chaque nouvelle potentialité physiologique. Cet alphabet devrait être " complet ", c'est à dire qu'il devrait permettre la composition des chaînes explicatives complexes. L'établissement du " spectre physiologique " caractéristique à chaque instrument (système d'instruments, type de situation explicative) serait une base théorique solide pour la technologie de l'explication.

Vers une ingénierie du processus explicatif

Il y trois axes problématiques étroitement liés dans la technologie de l'instruction:

a la production des instruments pour l'instruction (ingénierie de fabrication);

b- l'organisation optimale des systèmes d'instruction (ingénierie de système);

c- la réalisation de l'instruction à l'aide des instruments (ingénierie pédagogique).

Sur l’axe a, l’ingénieur fabricant d’instruments destinés à l’explication se pose des questions comme:

" Comment le fabricant F peut-il produire un instrument d’authoring I (avec lequel l’auteur A puisse produire le didacticiel D avec lequel le professeur P puisse expliquer le sujet S dans le contexte C à un élève E avec l’objectif O sollicité par un bénéficiaire B?)? C’est la question du fabricant visant une utilité précise et univoque.

" Comment le fabricant peut-il produire un système d’instruments d’authoring avec lequel plusieurs auteurs (connus ou présumés) puissent produire un ensemble de didacticiels avec lesquels des professeurs (connus ou présumés) puissent expliquer un ensemble de sujets (connus ou présumés) à un ensemble d’élèves (connus ou présumés) dans un ensemble de contextes (connus ou présumés), pour atteindre un ensemble de performances (connus ou présumés) à la sollicitation d’un ensemble de bénéficiaires (connus ou présumés?" C’est la question du fabricant visant une utilité large et potentielle.

Sur l’axe b, l’ingénieur d’un système d’instruction a une tâche difficile. Il se demande:

" Comment je dois organiser le développement du système d’instruction F de la manière que le professeur P, l’auteur A, le fabricant F , l’élève E et le bénéficiaire B distribuent leur rôles pour réaliser un instrument I avec lequel on obtient le didacticiel D, avec lequel on explique le sujet S pour atteindre ainsi l’objectif O dans le contexte C? " C’est la question de l'organisateur du système.

Ce technologue devrait aussi répondre à la question de l’organisation optimale du système d’instruction dans des conditions plus complexes: plusieurs élèves, plusieurs sujets à expliquer, plusieurs objectifs, plusieurs contextes, plusieurs bénéficiaires, plusieurs professeurs, plusieurs leçons à composer et à utiliser, plusieurs instruments à utiliser et fabriquer. Les choses se compliquent encore plus si une partie des données sont vagues, hypothétiques ou inconnues. Il devra préparer les systèmes pour l’accroissement prévisible des nécessitées actuelles. Il devra prévoir des mécanismes d’adaptation continuelle pour faire face à la variation inévitable de certains éléments. En plus, il devra chercher l’optimisation et veiller à ce que le coût des efforts d’amélioration ne dépassent pas les gains.

Sur l'axe c, en se plaçant en position d'ingénieurs sémantiques ( concepteurs de méthodes d’explication) les ingénieurs de l’instruction, redécouvrant la problématique didactique. se demandent:

" Comment peut le professeur P utiliser le didacticiel D conçu par l’auteur A avec l’instrument d’authoring I produit par le fabricant F expliquer le sujet S à un élève E (dans le contexte C et avec l’objectif O sollicité par un bénéficiaire B)? " C’est la question du pédagogue enseignant ou formateur.

" Comment utilise l’auteur A un instrument I produit par un fabricant F pour concevoir le didacticiel D avec lequel le professeur P puisse expliquer le sujet S à un élève E dans le contexte C et avec l’objectif O sollicité par un bénéficiaire B ? " C’est la question du pédagogue auteur.

Les paradoxes de ces questions sont qu’ils réclament à la fois une approche spécialisée et globale. Ainsi l’ingénieur spécialisé dans la production des instruments doit comprendre la position de ceux qui les utiliseront (les ingénieurs sémantiques) et de ceux qui les intégreront dans le système explicatif (les ingénieurs de système). Les produits envisagés par le fabricant doivent avoir un potentiel élevé d'utilisation explicative et d'intégration dans le système explicatif. Les objets d’instruction que les auteurs doivent être à même de produire aisément en utilisant les instruments "d'authoring" sont multidimensionnels. Chaque "connaissance" emmagasinée dans l'ordinateur a une dimension " sémantique " (le sens, la position sur " la carte " des sujets), une dimension " sensorielle " (la forme perçue par le récepteur humain) et une dimension " matérielle " (le support physique). L’explication se fait grâce à un objet qui porte un message ayant un sens.

Nous pouvons observer les tendances de réduction auxquelles conduit " la spécialisation " des auteurs. Les informaticiens insistent sur le volet " matériel ", parlent de fichiers, de mémoire, de base de données et proposent un design centré sur la programmation. Les ingénieurs d’interface insistent sur le volet " perceptif ", se concentrent sur la forme de présentation et parlent de " films ", de " sons ", de "scénario cinématographique". Les experts d’une discipline se concentrent sur la matière et la pédagogie, parlent de notions, d'explications, de chapitres, d'applications, de problèmes et s’orientent vers un design didactique. Un élément produit avec l'outil de composition est, selon le point de vue adopté, " un fichier gif " , " une image couleur ", ou " un exemple de fleur "! Respectant l'unité des éléments explicatifs (le support, la forme et la signification) "l'authoring" suppose à la fois de manipuler des objets, de mettre en scène des présentations et de réaliser des leçons. Ainsi le fabricant doit concevoir l'outil pour faciliter une activité tridimensionnelle.

La complexité étudiée à travers un étude de cas

Le problème de " l'ingénierie des didacticiels " me semblait bien plus difficile que certains auteurs ne le laissaient entendre dans des articles sur l'enseignement assisté par ordinateur. Pour critiquer cette désinvolture, j'ai imaginé une étude de cas, qui voulait mettre en évidence le vrai degré de complexité du problème de " l'authoring " des didacticiels. Voilà un extrait de cet essai, rédigé en 1994 et actualisé , que je considère encore très expressif comme image du problème extrêmement complexe que les ingénieurs des outils d'instruction doivent résoudre :

Une des façons de saisir la complexité du design de l'assistance explicative c'est l'étude (sommaire) d'un cas non- banal. Prenons l’exemple de l'assistance qu'un fabricant devrait offrir à un concepteur de didacticiels qui veut utiliser pour la composition l’instrument " d'authoring " proposé par le fabricant. Il doit expliquer à l'auteur, à l'aide du système " d’authoring " l'art... d'expliquer quelque chose à un autre, avec ce même système. Nous retrouvons alors la problématique récursive de la formation des formateurs...

Il doit d'abord établir le système des activités le l'auteur: les objets qu'il utilise, les objets qu'il produit, les processus où il sera impliqué et les performances qu'il devra atteindre. Le monde de son intervention est complexe car il doit jouer entre l’univers du domaine particulier qui doit être expliqué,, l’univers du didacticiel qui l'explique et le monde de l'environnement de design utilisable. Quand toutes les étapes de la production d'un didacticiel (de plusieurs, d'une gamme) sont clarifiées, le fabricant doit se demander quel est le savoir nécessaire à l'auteur. Qu'est-ce qu'il doit apprendre avant la production, qu'est ce qu'il peut apprendre par documentation en ligne, qu'est-ce qu'il sait dès le départ, qu'est-ce qu'il pourra acquérir par expérience? Il doit bâtir une politique optimale pour l'acquisition des connaissances, permettre le choix des moyens d'assistance et former l'auteur de manière à pouvoir utiliser cette flexibilité. La formule du didacticiel conçu pour l'auteur sera également un test de ces possibilités.

Pour passer à l'ingénierie sémantique, le fabricant doit traduire le curriculum établi dans des termes cognitifs. Qu'est ce que l'acquisition de chaque connaissance suppose comme processus cognitif? Quelles sont les difficultés spécifiques et les " prothèses cognitives " possibles? Il établira pour chaque morceau du curriculum, le scénario de son acquisition en étroite relation avec les capacités psychologiques et les possibilités offertes par l'outil I. Puis, il passera à l'intégration de tous ces éléments dans des chaînes explicatives. Il sera probablement obligé de revenir aux étapes précédentes. Il doit aussi prévoir des solutions pour les " dispersions cognitives " car il s'adresse à plusieurs auteurs qui composeront des didacticiels différents, de manière différente. Il y aura un " spectre de variation " du rituel explicatif à définir et pour lequel il faut prévoir des solutions alternatives, des moyens d'adaptation. Puis il doit résoudre les problèmes  " auxiliaires ". Comment mesurer et évaluer l'acquisition des connaissances? Comment gérer au niveau de " l'interface—usager " la synchronisation entre les acteurs? Quelles sont les utilités supplémentaires offertes (dictionnaire, problèmes, jeux etc.)?

Supposons maintenant le scénario sémantique terminé. En passant à la composition des messages concrets, le fabricant qui compose le guide d'utilisation de l'outil de composition doit repasser toute l’explication par le filtre sémiotique (communicationnel), opérant aussi des rajustements du niveau sémantique, au moment où les messages sont concrétisés. Il doit revenir à plusieurs reprises aux étapes précédentes pour les raffiner et les intégrer. Il pourra tirer les conclusions de cette expérience de composition et opérer les modifications opportunes sur l'outil " d'authoring ". A cette occasion il vérifiera la capacité, très importante, de son outil d'accepter facilement des modifications.

Concevoir une méthodologie scientifique de design pour les didacticiels, ce serait de transformer un processus comme celui décrit plus haut dans une série d'opérations définies avec précision. On n'est encore pas là ...

 

Un séminaire de lecture et une série d'essais

Avec ce genre de préoccupations j'ai abordé à partir de 1993- à l'occasion d'un séminaire de lecture que j'ai suivi pendant neuf mois- la littérature qui décrivait d'une façon ou d'une autre le processus de l'explication, dans l'espoir de trouver la clef de la " décomposition spectrale " de l'univers des processus explicatifs assistés par des instruments. J'ai commencé une vaste analyse bibliographique (que j'ai continuée pendant six ans) en essayant d'harmoniser mes observations directes sur l'explication avec les observations des autres. J'ai voulu comprendre le métabolisme global du système à l'intérieur duquel opérera ma thèse de doctorat. J'ai voulu en venir à une vision d'ensemble, qui englobe toutes les dimensions sur lesquelles l'acte de l'instruction se déroule et en conséquence son optimisation. J'ai voulu expérimenter à cette occasion la posture de quelqu'un qui veut se former une base documentaire. J'avais même l'espoir de déduire de cette expérimentation des règles d'organisation d'un environnement d'assistance documentaire et de bâtir une base de connaissances bibliographiques sur l'explication. Mais la complexité du système à analyser, la dynamique des nouveautés forment une explosion informationnelle qui soulève des sérieuses questions quand à la capacité d'un individu de tenir à jour une synthèse...

J'ai essayé de répondre à cette situation en remplaçant les analyses bibliographiques (par livre) par des essais de synthèse (par aspects essentiels). Ainsi est apparue l'idée de la description par une superposition d'essais que j'ai repris vers la fin de la thèse. D'ailleurs les dix essais que j'ai rédigé à la fin du séminaire de lecture m'ont orienté pendant toute la recherche. Je les ai modifiés continuellement et je les ai englobés dans les rapports des autres étapes. Elles sont diffusés partout dans la version finale de la thèse.

J'ai aussi composé, en utilisant des fragments de ces essais, deux synthèses, qui suivront ce chapitre, car je les considère essentiels pour illustrer ma vision sur l'explication et sa description. Le premier essai (chapitre C2) est dédié à la physiologie du discours explicatif, mettant l'accent sur le déroulement du processus de compréhension et de composition. Il décrit la synchronisation des deux rapports individu- sujet. Le deuxième essai (chapitre C3) est dédié à la physiologie de la communication explicative, mettant l'accent sur la résonance bipolaire qui sous-tend l'explication. Il décrit le rapport individu- individu , polarisé par le partage d'un sujet .