Chapitre A6: Un formateur et ingénieur de systèmes d'instruction

- l'organisation des systèmes explicatifs –

Une étude de cas

Quelques éléments pour fixer le cadre

A la fin des études (1983) , j'ai été engagé comme ingénieur par l'entreprise Electronica de Bucarest. C'était un très grand fabricant d'appareils électroniques (télévision, radio, etc.); il en détenait le monopole dans une Roumanie isolée où la production (et surtout la qualité) n’avait pas à supporter les pressions de la concurrence et les prétentions des consommateurs. L'absence d'un propriétaire clairement défini, (l'état étant une entité vague), les salaires uniformisés, les entrées et les sorties financières arbitraires, les cadeaux faits par l'état (par exemple pour la formation continue du personnel) ou les prélèvements arbitraires (au bénéfice du budget de l’état) rendaient inopérants les principes de rentabilité. Les décisions opérationnelles étaient prises par des professionnels, sous la conduite du directeur technique. Mais au-dessus de ce dernier, les responsables politiques, investis de pouvoirs absolus, pouvaient détourner les décisions. La sélection des cadres " supérieurs " n'était pas le résultat d'une compétition, mais plutôt une récompense pour le dévouement au régime communiste. Cette " contre-sélection " avait produit une hiérarchie absurde.

L'entreprise avait un réseau de succursales dans tout le pays, qui assurait le dépannage des appareils. Dans ces centres, jusqu’à trente techniciens dépanneurs (formés dans des collèges d'électronique et ayant une riche expérience) devaient résoudre la majorité des cas. Les pannes plus difficiles à régler étaient renvoyées vers trois " départements techniques " qui disposaient d’ingénieurs électroniciens et d’une meilleure instrumentation.

Lors de mon embauche, j'ai eu une discussion très ouverte avec le directeur technique. J'ai fait brièvement connaître mes conception sur l'enseignement. Le directeur m'a alors décrit les difficultés qui l’empêchaient d’assurer le perfectionnement du personnel de service. Cette discussion a été reprise plusieurs fois et je résume ici ses remarques:

- la dynamique productive de l'entreprise se heurtait à l'inertie du système d'instruction. Quand on passait à des techniques complètement nouvelles, une simple mise à jour du savoir-faire n’était pas satisfaisante;

- le "département de formation" , dans lequel avaient été engagés des spécialistes en formation qui n’avaient pas de connaissances ou d’expérience en électronique, ne réussissait pas à s'enraciner dans la réalité de l'entreprise;

- d'autre part, lorsque les ingénieurs, qui avaient conçu les produits, étaient retenus pour les expliquer, cela s’avérait généralement un échec, car ces spécialistes le faisaient à contre cœur, étant donné que cela retardait leur activité de recherche; de plus, ils n'avaient pas les prédispositions et les qualités nécessaires pour enseigner;

- d’autre part, dans le réseau de service, les techniciens dépanneurs se comportaient sur le territoire comme des petits rois qui exigeaient des pots de vin pour intervenir promptement. Une partie de ces gains illicites allait à certains responsables administratifs, notamment aux bureaux du personnel et d'enseignement, qui décidaient des embauches et des promotions.

Est-ce que je voulais faire de la formation dans ces conditions? C’était très loin d’un problème classique d’enseignement. J'étais jeune, j'ai décidé de relever le pari! Je me suis engagé à trouver des solutions pour:

1. Décrire de manière systémique la situation de la formation dans l'entreprise et découvrir les moyens d'intervention. 2. Instruire les techniciens dépanneurs du réseau de service de manière à ce qu'ils puissent résoudre les pannes des appareils lancés sur le marché, même s'ils étaient produits avec une nouvelle technologie. 3. Organiser l'instruction de manière à ce que son coût soit minimisé, et expliciter les critères de cette optimisation. 4. Trouver les personnes qui correspondaient au profil de la tâche de formation et les réunir dans un " département technique de perfectionnement ". 5. Trouver des moyens pour que l'instruction ait aussi un effet éducationnel général pour assainir le climat dans l'entreprise et le comportement envers le client. 6. Contrecarrer la pratique du " pot de vin " qui exerçait une influence néfaste sur les embauches et les promotions.

Les moyens que le directeur mit à ma disposition pour atteindre ces objectifs ont été:

1. Son appui constant ( un point déterminant, étant donné les obstacles). 2. L'accès aux informations pertinentes (statistiques, analyses, rapports sur les nouveaux produits, documentation roumaine et étrangère ). 3. La possibilité de m'occuper suffisamment de temps de ce seul problème. 4. Le droit de faire certaines expérimentations et de prendre une partie des décisions sur la formation sans les négocier avec les " responsables " politiques et administratifs. 5. La possibilité de me tremper dans la réalité des centres de dépannage (bureaux locaux). 6. Le droit de choisir des collaborateurs parmi les ingénieurs.

Première étape

Je me suis présenté à la succursale de Piatra Neamt en tant que nouvel ingénieur. Pendant une année entière, j’ai connu le milieu des techniciens dépanneurs, en portant une particulière attention aux aspects suivants: 1. La relation dépanneur- client. 2. Les problèmes, les désirs et les types de clients. 3. La qualité des produits sur le marché et les aspects statistiques et techniques des pannes. 4. Le déroulement du dépannage (algorithmes, attitudes, degrés de difficulté). 5. Les types de problèmes de dépannage et les connaissances nécessaires pour les résoudre. 6. Les moyens utilisés (instruments, littérature, coopération). 7. Le déroulement de la formation et la vision des gens sur le perfectionnement. 8. Le rapport entre les connaissances théoriques, l’expérience et l'efficacité du dépannage. 9. Les relations entre les collègues et les rapports avec les chefs.

Suite à cette " prise de pouls ", la grande majorité des idées que j'avais au départ ont changé.... Voilà les grandes lignes des observations contenues dans le rapport que j'ai rédigé après cette immersion dans le milieu de travail:

- Dans la relation avec le client, les techniciens dépanneurs n'étaient pas toujours coupables. Ils devaient faire face à des situations ingrates, supporter la nervosité des gens, profondément mécontents du fonctionnement de leurs appareils. Le nombre de pannes était très grand. La succursale devait suppléer à la faible qualité des produits. Les dépanneurs le savaient et étaient peu disposés à entendre des " leçons moralisatrices. L’avalanche de pannes créait un état permanent de pression, de hâte, une tendance vers des solutions superficielles et le refus des raisonnements plus profonds.

- D'autre part, le fait que les dépanneurs acceptaient (et exigeaient même) des pots de vin pour une bonne réparation se confirmait. Ils procédaient ainsi parce que le salaire était dérisoire et ne dépendait ni de la quantité ni de la qualité des réparations. Le quota obligatoire (la " norme ") ne faisait qu’engendrer formalités et falsifications...

- Dans la plus grande majorité des cas, les défauts étaient résolus grâce à l’expérience, en raison de leur caractère  répétitif! Les gens reconnaissaient les cas qu'ils avaient déjà rencontrés avec une vitesse extraordinaire. Ils s'étaient formé un instinct professionnel. Pour moi et les autres ingénieurs, obligés à recourir à des raisonnements, le temps nécessaire pour résoudre de tels cas était beaucoup plus grand. Cet aspect a commencé par m'irriter (il contredisait brutalement mes idées sur le dépannage efficace). Puis j'ai réussi à considérer l’expérience à sa juste valeur: je crois que je dépassais ainsi le paradigme de l’enseignement- but en m’ouvrant à l’optimisation de la performance grâce à l’expertise, qui utilisait l'instruction comme un des moyens.

- Dans les cas difficiles, rares ou nouveaux, les dépanneurs, qui fonctionnaient uniquement par expérience, bloquaient. Ceux, peu nombreux, qui travaillaient à partir d’une logique appuyée sur des connaissances solides et mises à jour, réussissaient. Si de tels dépanneurs n'étaient pas disponibles, le spectacle du dépannage était pénible à voir. À cette occasion, on constatait que la grande majorité des dépanneurs avait perdu le contact avec la théorie du domaine et même la possibilité de s'y raccorder. Beaucoup de clients payaient (sans le savoir) le prix d'interventions superficielles ou maladroites. Si l'appareil était sous garantie, le prix des pièces, inutilement détruites, était payé par l'entreprise.

- Les outils, dont les dépanneurs disposaient, étaient rudimentaires. Les quelques instruments modernes existants n'étaient pas mis en valeur parce que les gens n'avaient pas été instruits à les utiliser. La documentation était assez bonne (cahiers complets de dépannage, livres publiés) mais arrivait toujours en retard. Quand elle arrivait, les gens avaient déjà été obligés de se débrouiller et d’apprendre en tâtonnant sur les pannes rencontrées, donc souvent ils ne s’y intéressaient plus.

Les recommandations que j'ai faites ont été de:

1. Corriger la qualité des produits fournis sur le marché. (On m'a répondu qu'on faisait des efforts, mais il y avait des restrictions dues à la technologie utilisée, qui ne pouvait pas être renouvelée parce que...).

2. Augmenter le salaire des dépanneurs et le lier à de leur prestation. (Cette mesure n'a pas pu être prise, parce que...).

3. Embaucher de nouveaux dépanneurs s'ils faisaient preuve à la fois d'expérience, de connaissances solides et de... caractère. (Cette mesure n'a pas pu être prise...).

4. Revoir la structure hiérarchique du réseau de manière à éliminer les situations d’incompétence (chefs nettement inférieurs professionnellement à leurs subalternes) et déstabiliser ainsi le réseau souterrain fondé sur la combine. ( Après plusieurs réclamations, on a un peu amélioré la situation).

5. Enrichir l'équipement technique des succursales et stimuler son utilisation (La réaction a été assez vigoureuse).

6. Tenir compte, dans l'analyse de la formation et de la prestation des techniciens, des relations complexes existantes dans le système de l'entreprise.

et enfin :

7. Me confier l'élaboration d'un programme d'enseignement qui corresponde aux besoins de formation, pour la rédaction des " cours " et pour l'organisation des leçons sur place.

8. Me permettre de chercher d’autres solutions aux besoins d'information, reliant la formation et la documentation dans un système unitaire.

Deuxième étape

Suite à l'acceptation de mon projet, je suis passé à l'organisation des cours. Les objectifs visés étaient: 1. Former un groupe de spécialistes en formation (avec des connaissances techniques, des aptitudes didactiques et une bonne connaissance de la " clientèle "). 2. Établir avec ce collectif le curriculum, les moyens et les stratégies appropriés. 3. Rédiger un programme de perfectionnement et de cours adaptés. 4. Donner ces cours, en se déplaçant à chaque succursale pour évaluer l’efficacité de l'enseignement dans le milieu du travail et pour pouvoir observer la réaction des dépanneurs. En même temps, notre collectif se lançait dans la conception de la documentation technique. On visait: 1. L'analyse des besoins. 2. La recherche sur la pertinence des moyens disponibles. 3. Une méthode pour que les nouveautés soient transmises en temps utile. 4. L'équilibre entre une formation rigoureuse et une information efficace.

Les résultats ont été considérés comme satisfaisants, le groupe s'est formé (il comprenait six ingénieurs). Le programme et les cours ont été rédigés. Les leçons en territoire ont eu lieu. Les premières " bibliographies " et "bulletins techniques de mise à jour" ont été distribués. Il convient de signaler les conclusions et les recommandations de cette étape:

1. Pour rédiger un bon cours de formation il faut connaître intimement la réalité à laquelle se confrontent les apprenants. Les dépanneurs savent beaucoup de choses par expérience et il est important que le formateur construise sur cette base. Le rôle d'instructeur demande une spécialisation; pour bien le jouer il faut avoir certaines compétences.

2. Il existe des situations pour lesquelles l'investissement dans la formation est plus efficace que celui dans l'information ou dans l’amélioration de la communication; il y a aussi des cas où la formation est moins opportune; il est essentiel de trouver le bon équilibre entre ces manières d’accroître l’expertise.

Les leçons présentées dans les succursales ont occasionné des rapprochements intéressants et ont été bien reçues parce que commodes pour les dépanneurs, mais le coût du déplacement et de l'interruption du programme, l'atmosphère inadéquate et les insuffisances d'équipement ont été des contre–arguments.

4. La motivation des participants diminuait du fait que les cours ne se terminaient pas par un examen dont les résultats auraient eu une conséquence immédiate. Il était difficile de trouver d’autres stimulants. L’absence d'une évaluation unitaire et objective ne nous permettait pas d'observer le niveau d'expertise atteint dans l'entreprise.

5. Nous proposions l'organisation de " centres de formation " au sein des " départements techniques régionaux " qui coordonneraient à la fois la formation et la distribution de l'information. Ils utiliseraient des ingénieurs experts en dépannage et en instruction et des équipements appropriés.

6. Chaque dépanneur devrait se déplacer pour participer périodiquement aux cours de mise à jour organisés par ces centres. A la fin du cours, il subirait un examen détaillé. Le résultat de cette évaluation serait un critère incontournable pour la promotion .

7. Les centres éditeraient périodiquement un bulletin d'information qui contiendrait les aspects techniques nécessaires pour résoudre les pannes des nouveaux appareils.

8. Les centres élaboreraient un système de "questions et réponses" complet, couvrant les situations typiques qu'un dépanneur pourrait rencontrer lors de son activité. Ce système (continuellement mise à jour) soutiendrait le perfectionnement "autodidacte" des techniciens et le système des tests utilisés pour les examens périodiques.

Troisième étape

Ces propositions ont été acceptées. J'ai été nommé coordonnateur du " département pour le perfectionnement professionnel " qui disposait d'un local, d'un budget et d’une équipe spécialisée d'ingénieurs. Les " entrées " du système étaient: 1. Les demandes explicites de savoir-faire, formulées par le réseau de dépannage, ou signalées par les départements de conception et de production. 2. Les informations techniques nécessaires. 3. Les analyses de l'activité de dépannage. 4. La base d'observations sur la situation des connaissances des dépanneurs (feed-back).

Les " sorties " étaient : 1. Le programme de perfectionnement, l'horaire et le guide méthodologique. 2. Les cours destinés à présenter chaque nouveau produit ou à renforcer les connaissances générales. 3. L'organisation des laboratoires et des salles de cours et des instruments nécessaires au bon déroulement de l'instruction. 4. L'instruction proprement dite. 5. Le bulletin d'information périodique et les annonces au sujet des nouveautés. 6. Les questionnaires utilisables pour la vérification des connaissances. 7. L’examen systématique des dépanneurs. 8. Les analyses périodiques de la situation de la formation et des moyens utilisés pour l'améliorer.

Après quelques années de fonctionnement, ce système a atteint des performances remarquées, autant sur le plan pratique (les nouvelles techniques était absorbée assez facilement) que sur le plan structurel (nous étions devenus capables de répondre de manière organisée à une demande de diffusion de la connaissance et même de veiller au coût de la solution). L'expérience acquise nous a permis de tirer des conclusions sur l'efficacité de l'activité de perfectionnement. Le coût du déplacement périodique des dépanneurs pour suivre les cours de formation était élevé et une forme d’instruction à distance aurait été très opportune. L'effort de formation était peu rentable s’il n’était pas accompagné de modifications majeures du système! On dépensait trop pour pallier au manque d'intérêt de la part des dépanneurs, pour découvrir des motivations artificielles qui n'arrivaient pas à remplacer les motivations naturelles et vigoureuses que les dépanneurs auraient eu dans un système économique et social compétitif. On payait un prix énorme pour le refus du principe de la compétence.

Quatrième étape

On était arrivé à un certain équilibre entre compromis entre plusieurs composants qui connaissaient des difficultés dues au système englobant dans lequel on essayait d’optimiser notre sous-système. On a commencé à mettre au point de nouvelles techniques d'information, de formation et d’entraînement, à l'aide d'ordinateurs et de la technologie vidéo qui promettaient une forte réduction de dépenses.

La révolution de 1989 a profondément secoué notre petit monde. Nos investissements structurels auraient pu être exploités, on aurait dû nous féliciter de ne pas nous être contentés " d’instruire " mais d'avoir cherché des méthodes de design pour l'instruction, dans son contexte systémique. Mais le système plus grand éclatait... Toute l'activité de l'entreprise a du être brusquement redéfinie, conformément aux nouveaux critères du marché libre. En quelques années, la production indigène de composantes et d'appareils a cédé la place à l’importation. Les prix et le nombre de marques ont grimpé. Les fonds alloués à la formation ont disparu.

Je n’ai pas pu participer à la conversion de notre centre. Pour des raisons que le prochain chapitre révélera, cette longue aventure a pris fin pour moi! Ce fût la faillite d'un long effort d'organisation...

L’expérience décrite ici m’a pourtant permis d’observer les éléments caractéristiques de la formation en entreprise et de l’ingénierie de l’instruction. J’ai pu élargir ma vision sur l’univers de l’explication: en enseignant, en rédigeant des cours et de bulletins, en concevant des programmes et des systèmes d’évaluation, en mettant au point un système complexe pour le développement de l’expertise collective. Je résume ci-après les conclusions importantes.

Observations sur l’ingénierie du système de formation

L'aspect systémique et dynamique

En passant du contexte scolaire au contexte industriel, j’ai mieux saisi l’aspect systémique, la dépendance du processus explicatif du cadre dans lequel il se manifeste. Tout était différent: la structure et la dynamique du curriculum, les buts et les motivations, les conditions et les instruments, l’évaluation. Les acteurs agissaient et étaient gouvernés par des règles, des hiérarchies, des habitudes, des valeurs, des intérêts et des besoins. Les départements de formation, de documentation, de communication, de personnel étaient des tissus de l’organisme avec des organisations internes et des relations réciproques. A son tour, l’entreprise était un sous-système de la société, avec un métabolisme propre et un espace d’interférences extérieures. Les employés étaient aussi des citoyens. Le processus explicatif n’est-il pas submergé à plusieurs niveaux de profondeur dans des systèmes sociaux qui influencent sa physiologie?

Même si l'action de l'ingénieur opère à l'intérieur d'un sous-système, le design de cette action doit respecter ce que j'appellerais " les conditions de compatibilité à la périphérie ", c'est–à-dire les déterminations extérieures. Nous n'avons pu intervenir qu'après avoir mis en évidence les relations existantes dans le système à l'intérieur duquel on nous avait demandé de produire des changements. Nous avons dû observer: les besoins des clients, les caractéristiques des produits à dépanner, l’action de dépannage, les connaissances et la personnalité des acteurs, les conditions techniques et les sources d'information, la manière dont les acteurs étaient recrutés, payés , appréciés, traités par l'administration.

Dans le sous-système d'instruction, nous découvrions un autre métabolisme systémique. Les instructeurs, les instruments, le cadre, les notions, les critères, l'influence du passé étaient autant d'éléments à corréler. L'ensemble des étapes de notre action, pour ne pas représenter une chaîne aléatoire d'événements, a dû être traité comme un système de développement de l'instruction de l'entreprise. Tout cela a réclamé la recherche d'un compromis global pour la distribution de l'effort de formation sur le territoire, dans le curriculum et dans le temps

Le caractère systémique s’est manifesté même au niveau des buts à atteindre et des moyens à utiliser. Le but a été remplacé par un système (espace) de buts. Dans l'entreprise, les individus devaient produire efficacement. Pour pouvoir le faire, ils devaient savoir comment le faire. Mais le savoir n'était pas un but en soi. On pouvait optimiser la production par une meilleure organisation ou par l’amélioration des outils. La simplification d’une tâche pouvait s'avérer préférable aux mesures pour assurer sa compréhension! Pour améliorer le savoir-faire, il y avait une multitude de moyens, et le choix de la bonne combinaison variait d'une situation à l'autre. Parfois, il était suffisant de disposer d'une bonne documentation, utilisable au moment opportun (s'informer). D’autres fois, ce n'était que l'expérience qui pouvait établir progressivement les réflexes nécessaires. Enfin, la communication ou la coopération avec un guide (assistant) pouvait être la meilleure solution. Parfois il était incommode ou impossible de faire appel à la documentation et il devenait préférable d’intégrer les connaissances, d'apprendre ou de se former. Mais même au niveau de l'instruction, nous avons observé des nuances. Quand on nous demandait que les dépanneurs résolussent rapidement les pannes sur des nouveaux produits, même s'ils le faisaient mécaniquement, les leçons- informations étaient acceptables. Quand, on nous demandait d'assurer une compréhension logique, l’enseignement changeait. . Enfin, quand nous nous préoccupions d’éducation, il fallait diriger l'apprentissage de manière à stimuler des modifications des comportements et des conceptions.

Faciliter l'évolution du " savoir pour faire " demandait une perpétuelle oscillation entre les diverses façons d’améliorer l’expertise. Le choix était d'autant plus difficile que la situation était labile. La réalité posait de multiples restrictions et nous ne disposions pas de principes fermes, de méthodes et d’instruments optimaux. Souvent dans la " planification " de la formation nous ne partions pas de la " radiographie " exacte du système pour lequel nous concevions l’instrument d'aide. Nous ne savions pas quel était le rapport optimal entre le savoir par documentation, le savoir par expérience et le savoir par apprentissage, car celui-ci était sujet à des fortes variations. Nous nous basions sur un état de fait, qui nous déterminait à investir dans la documentation. Et nous avions la surprise d'une évolution qui nous obligeait à reconsidérer tout le travail... Ou, par contre, nous nous lancions dans des cours fastidieux selon des estimations de production que la réalité contredisait... C’est pénible de dépenser pour établir des solutions précises pour des situations qui changent vite par la suite... Les cas où l’effort d’optimisation coûte plus que le gain qu’ils apporte peuvent décourager.

Les changements continuels dans la fabrication demandaient à l’évolution de l'expertise un rythme parfois insupportable. Avant de proposer une action instructive, il fallait s’assurer qu'elle serait opérationnelle dans un certain laps de temps. Ni le concepteur, ni l'apprenant ne bénéficiaient d’un grand espace de manœuvre… Voilà le cadre réel de la formation en entreprise : un régime permanent de transition. Au lieu d'un système réalisé pour une longue utilisation , on exige un système dynamique et léger. Le curriculum est " fluide ", l'environnement doit pouvoir capter la source du savoir en évolution et le distribuer dans un délai réduit. L'instrument doit soit pouvoir être conçu rapidement, soit pouvoir être adapté aisément.

L'ingénierie

Après avoir établi la place des instruments dans la formation, de la formation dans l'évolution du savoir-faire et du savoir-faire dans la performance, l’ingénieur de formation doit se pencher sur le design des instruments destinés à instruire pour savoir pour opérer; il ne peut pas (ou ne doit pas) les changer. Par contre, l'ingénieur de la performance via le savoir-faire via l'instruction doit distribuer son design à plusieurs niveaux superposés. Il pourra (ou devra) envisager et demander des modifications du système dont la formation est un sous- système. Il pourra aussi faire des choix sur les composants du système explicatif ou envisager de produire de nouveaux composants - instruments.

Cette ingénierie délicate réclame une approche systématique, une expertise hybride, une vision systémique. Il ne suffit pas d’être spécialiste dans l’optimisation des systèmes, d’être fabricant ou gestionnaire d’outils, d‘être expert en instruction, d’être expert dans la théorie du domaine expliqué, de connaître les participants au cours en tant qu’opérateurs et étudiants. Il faut, en plus, porter une attention continuelle à l’évolution de la situation dans l’entreprise et intégrer toutes les dimensions dans une action unitaire et prompte.

Optimiser en temps utile "la performance via le savoir-faire via l'apprentissage via l'instruction via les instruments" réclame une grande capacité de réaction. Un design exact ("scientifique") par application des schémas théoriques est impossible. Même si on pouvait établir le "système d’équations" qui décrit le problème, il serait trop complexe pour être résolu! Il n’est pas surprenant que la technologie de l’instruction est plutôt une synthèse de l’expérience des technologues, qu’un instrument qui soutien un design "déductif". Cela ne veut pas dire que l’action des bons ingénieurs de formation est arbitraire. L’induction peut aussi être gérée systématiquement. Sur le terrain, chacun se débrouille à cause de la capacité fantastique de l’homme d'agir raisonnablement, sans contrôler totalement la situation.

La situation hypercomplexe et dynamique de la formation oblige le technologue de l’instruction à recourir au bricolage. Mais l’artisanat, s’il convient à l’auteur de l’explication, dérange l’ingénieur parce que la créativité des acteurs ne favorise pas la reproductibilité du système. L'ingénieur cherchera à produire des systèmes qui produisent de l'instruction qui produisent du savoir... Il essaiera de déplacer la créativité du plan de l’exécution au plan de la planification. Le péril est qu’en agissant ainsi, il risque de planifier ce qui ne peut l’être et pousser les acteurs de l’explication qu’il "programme" vers des rôles rigides et désagréables. Quand on programme des systèmes qui comportent des acteurs humains, il faut penser à leur créativité et ne pas les pousser à agir comme des robots. L’autre tentation qui guette l’ingénieur qui cherche une " modélisation opérationnelle " est de schématiser ou de simplifier jusqu’à s'éloigner de l’essence complexe du problème. Une de ces réductions est de ne pas tenir compte de la subjectivité et des motivations.

L'espace des motivations et l'évaluation

Les cours de formation ont des objectifs précis et spécifiques. Mais il n'en n’est pas de même pour les acteurs qui y participent... Les employeurs sont conscients que l'émancipation globale (intellectuelle) de leurs employés apporte une certaine croissance d'efficacité mais ils ne se pressent pas à investir dans la formation. En effet, ils craignent que l’investissement consenti pour la formation d’un spécialiste ne soit anéanti par son éventuel départ de l’entreprise. L’employé peut très bien emporter le capital de formation et même le mettre au service d’un concurrent. Il serait donc intéressant de donner au savoir-faire une forme capitalisable pour l'employeur. L'expertise, incorporée dans un objet instructif et didactique, confère une plus-value à une leçon ponctuelle. La mémoire "réifiée" offre au " capital en expertise " une meilleure garantie. Il reviendra aux acteurs humains de le mettre à jour.

On peut cependant s'attendre à de la résistance comme celle que j’ai souvent rencontrée. L'expert humain ne semblait pas intéressé à soutenir une compétence qui allait affaiblir sa position. Les effets désagréables du départ d'un employé qui prendrait avec lui l'expertise, représentent pour lui une sorte de garantie de l'emploi ! S’il extériorisait  son savoir, il deviendrait plus ...remplaçable. Le conflit d'intérêts peut nuire de manière visible ou insidieuse à la diffusion de l'information! La boucle de réaction positive de la concurrence, stimulante pour la performance, peut agir comme réaction négative, inhibitrice pour l'explication. la disponibilité d'explication! Ce " paradoxe de l'explication " peut se retrouver dans d’autres contextes et nécessite une attention spéciale. Il est un signe de l'importance de la motivation- qu'un formateur doit gérer attentivement.

J’ai saisi à maintes reprises l’effet de la qualité du discours sur l’attention des auditeurs et finalement sur le résultat des cours. L’homme est reconnaissant à celui qui lui épargne les efforts Les dépanneurs ont réagi à la richesse, à la profondeur, à la pertinence et même à la beauté des présentations. Ils se sont avérés sensibles à une organisation structurée et pédagogique de l’explication, appréciant une introduction progressive, des métaphores illustratrices, des exemples pratiques, une traduction des idées dans leur langage, une utilisation de cartes notionnelles, etc. Mais en même temps, j’ai pu saisir les effets spécifiques du contexte sur la motivation et sur la réaction des acteurs. Si le sujet intéressait, le formateur n’était pas obligé de conquérir l’auditoire; il lui suffisait de ne pas le perdre. Si le sujet n'intéressait pas, il était beaucoup plus difficile de réveiller l’attention de ce public adulte que celle des élèves d’une l’école. Le pragmatisme semblait dominer les motivations. Le cours répondait à des besoins précis, consentis ou imposés, mais peu négociables.

Dans ce contexte, l’évaluation des connaissances devenait un levier important pour influencer la motivation. Elle était favorisée par des sujets précis d’étude. On pouvait estimer avec une certaine pertinence l'efficacité du nouveau savoir-faire et par conséquent, de manière indirecte, le résultat de l’effort d’instruction. La mesure de l'efficacité globale du cours restait compliquée si on voulait tenir compte de tous les accomplissements cognitifs et de tous leurs futurs effets. Il était difficile d’évaluer l'influence du " savoir-faire " sur le " faire" et de la " formation " sur le " savoir-faire ", en corrélation avec les autres leviers (expérience, documentation, etc.) et en comparaison avec les autres modalités de formation qu'on aurait pu envisager. Disposer de moyens pour mieux estimer l'efficacité des instruments d'aide était très important, autant pour le bénéficiaire que pour le concepteur.

Le processus de l'explication en formation et les promesses de l'ordinateur

Le contexte et le curriculum déterminaient le rituel de l’explication en entreprise. Le besoin d’expliquer le fonctionnement des appareils et la stratégie de dépannage générait des situations variées et intéressantes. En ce qui a trait à la logique ou à la rhétorique de l’explication, j’ai déjà formulé des observations dans les chapitres précédents. J’ajoute ici quelques éléments spécifiques concernant la physiologie du processus explicatif.

Quand nous avions à transmettre des connaissances déclaratives simples, les modules de présentation courts et autonomes étaient suffisants. Souvent les cours n’étaient même pas nécessaires et on devait produire seulement des ressources d'information. Quand la compréhension du sujet était complexe et problématique l’explication interprétée par un instructeur était plus utile. Ainsi l’explication des systèmes très complexes exigeait une présentation longue, progressive et interactive. Il fallait organiser le discours de manière cyclique en ajoutant des détails et en les liant à la structure de l’ensemble. Pour cela on utilisait des "schémas" raffinés progressivement (des modèles synthétiques des systèmes expliqués). Nous avons remarqué que les diagrammes avaient la capacité de mettre en évidence l’unité des systèmes à expliquer. D’autre part, le discours sériel était nécessaire pour faciliter "la lecture" d’un schéma complexe. Le processus de mise en série discursive et de recomposition schématique des sujets complexes était l’essence du rôle d’interprète du curriculum et demandait des méthodes et des instruments appropriés.

Quand nous devions présenter le processus d'un système complexe, la gestion du parallélisme et de la sérialité devenait encore plus difficile et on éprouvait le besoin d’instruments plus forts (par exemple des schémas animés ...) Ce fut à ces occasions que j’ai pensé à l’utilisation de l’ordinateur pour gérer plus facilement les processus de sérialité/ parallélisme. Ce fut aussi mon point de départ de l’étude du multimédia...

J’ai noté aussi la nécessité de présenter le discours sur plusieurs pistes à la fois! Prenons l’exemple de l’explication d’un réglage pour le module de couleur d’un téléviseur. L’étudiant devait regarder la piste "algorithmique" pour saisir la position de l’étape courante. Il devait regarder aussi la piste "théorique" qui expliquait les raisons de ce qui se passait, souvent à l’aide d’un modèle graphique enrichi par du texte. Il regardait la carte physique du téléviseur et son écran pour voir l’effet des différentes actions. Il regardait un oscilloscope ou un autre instrument de mesure. Il regardait le schéma électrique, le schéma bloc et le schéma du câblage pour y placer son intervention. Quand il passait à une autre étape, la situation de toutes les pistes changeait en conséquence. En regardant sur une piste ou une autre, il pouvait comprendre un autre aspect ou voir la situation sous un autre angle. La gestion de ce "stéréo - discours" était difficile ; j’ai résolu d’explorer le potentiel de l’ordinateur dans cette direction.

Pour maîtriser des procédures, je devais considérer le côté "action". On apprenait le savoir-faire en le faisant selon le dicton " fabricando fit faber " Le savoir et l’action devaient se développer réciproquement dans une spirale que la présentation "théorique" (énonciative) ne pouvait pas remplacer. La nécessité d’apprentissage actif (" learning by doing ") était évidente. Sauf que, bien souvent, on n’avait pas le temps ou les moyens de faire de tels exercices. De temps en temps, on envoyait les dépanneurs en entreprise pour faire un stage d’étude sur la "bande de réglage" des nouveaux produits. L’utilité des simulateurs nous parut évidente.

Ce fut une autre raison de songer à l’ordinateur… pour l’explication. Celui-ci promettait aussi un appui pour la gestion administrative de la formation et l’intégration de l’instruction dans le système informationnel de l’entreprise. Nous avons utilisé par exemple l’ordinateur pour faire l’évaluation des tests et l’analyse des résultats et pour la rédaction du bulletin de l’entreprise. Pour l’intégration de l’instruction avec la documentation, la communication, la coopération ou l’entraînement, l’ordinateur pouvait avoir un rôle important surtout si ces systèmes étaient informatisés ou si les opérations à apprendre étaient faites à l'aide d'ordinateurs. Je pensais à un simulateur qui contiendrait une piste explicative et qui permettrait le travail coopératif entre le novice et l’expert; ou encore à un système de documentation qui s’enrichirait automatiquement des fichiers qui résulteraient de l’activité de formation et de communication et qui permettrait des annotations (questions et réponses)....

Intégrer ces processus informatifs dans la physiologie d’un seul système, capable de flexibilité, ne serait-il pas à la fois naturel et efficace? L’ordinateur pourrait nous aider à gérer la variabilité en facilitant l’adaptation du système d’instruction. Durant une même explication, le style d'assistance devait pouvoir être changé. Une fois l’utilité de l’adaptation (flexibilité, métamorphose) formulée, il restait à penser à la manière de l’implanter. Comment devrait-on distribuer les rôles pour assurer l’adaptation dans des systèmes d’explication? Comment a lieu la négociation entre les deux partenaires, lorsqu'ils travaillent en coopération? Pourrait-on utiliser l'ordinateur pour leur faciliter le réglage de l’adaptation ou même pour participer à ce réglage ?

J’ai commencé à étudier les potentialités de l’ordinateur comme instrument d’un système explicatif. J’avais rencontré ce nouvel instrument lors de projets informatiques que j’ai eu la tâche de diriger. J’avais conçu des " pilotes d’interface " et même le " système d’amorçage" pour l’ordinateur personnel " CIP " que mon entreprise a mis sur le marché roumain. Puis, je me suis occupé de la documentation et de l’instruction nécessaires au dépannage des " CIP ". C’était pour finalement parvenir - une convergence prévisible- à chercher ses applications éducationnelles...

Mais le contexte et la vision de cette étude ont ensuite changé radicalement pour des raisons qui seront présentées dans le prochain chapitre.