Chapitre A3 : Un intégrateur d’expériences

- un novice, un expert, un enseignant, un auteur, un ingénieur, un théoricien –

À partir de ce point, mon histoire ne peut plus continuer sur une seule corde. Une fois les études en électronique terminées, je me suis engagé dans de multiples aventures qui m'ont permis d'observer l'explication à partir de plusieurs points de vue qui se sont influencés les uns les autres. D'un côté, j'ai travaillé comme ingénieur dans le centre de service après-vente d'une grande entreprise qui produisait des appareils électroniques (téléviseurs, radios, ordinateurs). C’est là que j’ai étudié le fonctionnement et le dépannage des appareils avant de me dédier à la formation professionnelle des techniciens en électronique. J'ai mis au point un centre de formation, un programme d’enseignement, des laboratoires et un système de tests. J'ai conçu des cours et je les ai enseignés. J'ai rédigé de la documentation technique et le bulletin de l'entreprise. J'ai combiné l'instruction, la pratique, la documentation et la communication dans un système unique qui visait l'amélioration de la performance par le développement de compétences. En un mot, j'ai été ingénieur de la formation et technologue de la performance.

Après le travail, le soir à la maison, je donnais des leçons privées de mathématiques pour des élèves de lycée qui voulaient préparer leur examen d'admission aux universités. Je faisais cette activité pour des raisons matérielles mais aussi pour trouver de meilleures méthodes d’enseignement, pour le plaisir de guider un autre en mathématiques et pour observer le déroulement de l’explication mathématique, cette fois en position d’enseignant.. Tard dans la nuit, j’étudiais les mathématiques dans le cadre d’un nouveau programme universitaire de cinq ans (sans choix de cours et sans équivalences) où je m'étais inscrit afin d’approfondir ma compréhension des mathématiques et d’authentifier mon expertise. Le programme choisi (télé-enseignement) exigeait la lecture de cours, la rédaction de travaux et la soutenance d’examens finaux, ce qui me permettait de vivre et d’observer de l'intérieur l'explication asynchrone dont j’avais vu de l’extérieur l'effet sur mes élèves. Enfin, dans les temps libres laissés par ce programme de vie très chargé , je pouvais méditer comme théoricien sur ce que j’observais sur le terrain comme ingénieur, enseignant et étudiant. Je cherchais dans la littérature des cadres d’observation, d'analyse et des descriptions appropriées pour l’explication et j’imaginais des expériences que je mettais en pratique dans mes trois champs d’activités.

Dans mon témoignage, je ne peux séparer les fonctions d’enseignant en mathématiques de celles de formateur dans l'industrie des télécommunications, d’ingénieur d'instruction, d'auteur de cours, de concepteur de didacticiels, d'étudiant en mathématiques de celles que j’ai occupées entre 1984 et 1990. Il est évident que l'obsession de l'ingénieur pour l'optimisation du rapport entre l'effort et l'effet a empreint la manière avec laquelle, comme professeur ou auteur, je structurais les leçons. Par ailleurs, mon observation des besoins des techniciens en électronique et ma réflexion sur l’apprentissage des adultes déterminaient le discours que je tenais comme enseignant aux élèves de lycée. Enfin, la perception du mixage entre instruction, documentation, coopération et expérience, requis pour l'optimisation de la performance et pour l’apprentissage des procédures, modifiait ma vision comme modélisateur de l'explication. En même temps, comme étudiant-lecteur, je souffrais de l’organisation défectueuse du contenu des livres que j’étais obligé d’utiliser, ce qui influençait ma rédaction de cours et mon enseignement. Enfin, en tant qu’enseignant de mathématiques, je formais des paires serrées avec mes élèves; je comprenais leurs difficultés et je découvrais des stratégies de synchronisation que j’utilisais en tant que formateur, auteur et modélisateur. Comme chercheur, je pouvais comparer, intégrer et orienter ces expériences.

Cette richesse des positions d'observation devait me permettre de décrire le phénomène grâce à une introspection sous plusieurs angles. Mais il est difficile de distinguer rétroactivement les rôles que j’ai tenus, de séparer mes différents positionnements. Malheureusement ma description ne peut pas refléter avec assez de finesse les interférences, la fusion des observations, la distribution de mon aventure entre la condition d’élève, d'enseignant, d'auteur, d'ingénieur, de chercheur. Chacun des fils directeurs de mon expérience a une logique et une histoire qui se prêtent bien à une présentation évolutive séparée. Mais si j’oubliais de signaler les liens, les influences réciproques, je perdrais la vérité de l’ensemble. Me voilà poussé vers un exercice de présentation " stéréophonique ".

Je dédierai à l'enseignant, à l'étudiant et à l'ingénieur des chapitres séparés mais corrélés. Quant au modélisateur de l'explication, je lui réserverai quelques remarques incluses dans ce chapitre, car à l'époque ce rôle était plutôt superposé aux autres et n’avait pas d’existence à part entière. Les observations que j’ai faites en tant que théoricien entre 1983 et 1989 ont été récupérées, complétées et systématisées plus tard dans le contexte de cette recherche doctorale. J'aurais pu exposer pour le moins les paradigmes qui ont attiré mon attention, révélé leur influence mais je ne veux pas m’étendre sur ce sujet. J'ai dédié ce chapitre à l'observation personnelle directe sans recourir aux commentaires bibliographiques. car lire ce que les autres écrivent sur un phénomène et sur sa description est un mode indirect d'observation. D'ailleurs ma conception sur l'explication a émergé de mon expérience. Les livres m'ont influencé plutôt comme illustrations de l'explication que comme modèles pour son étude.

La pauvreté explicative qui régnait dans l’enseignement de l’électronique et que j'ai retrouvée dans les cours de mathématiques m’a déterminé à méditer sur l’importance de l’explication pour l’accélération de l’apprentissage et comme processus génératif déterminant pour l’intellect humain. Cette intuition a donné suite à une longue observation systématique. Pour aborder le problème de manière rigoureuse, j’avais besoin d'un cadre théorique adéquat. Sans s'inspirer d'une théorie explicite, mes efforts de méditation et de modélisation ne pouvait pas parvenir à une convergence intensément recherchée .

Les théories pédagogiques étaient centrées sur la méthodologie de l'enseignement et moins sur la phénoménologie. Leur but était de faciliter l’apprentissage et non pas d'observer le processus de l'explication comme phénomène intéressant en soi. Quant à moi, je voulais une modélisation neutre, " physiologique ", macroscopique et microscopique de ce qui se passait pendant la danse explicative. J'ai étudié la théorie des systèmes et la théorie des ensembles flous qui correspondaient au caractère complexe et plastique de mon problème. Ce n'était pas assez. Il y a avait dans mon problème une multitude de dimensions, d’alternatives, d’ambiguïtés, de qualités, d’influences, de processus que je ne réussissais pas à exprimer avec l’appareil des sciences exactes. Les études en mathématiques (avec des accents sur la topologie, l’algèbre, l’analyse) n'ont fait que renforcer mon impression d’incongruité.

La méditation sur le problème et l'analyse des bases méthodologiques et épistémologiques utilisables pour le résoudre m'ont conduit à une mise en question des prémisses de la modélisation scientifique. J'ai rédigé un " manifeste existentialiste " (1983) suivi d'un " manifeste osmotique " (1987) et d'un " manifeste évolutionniste "(1988).

Le premier était basé sur l’hypothèse-intuition que l'existence est irréductible à une décomposition atomique ou à une modélisation en termes physiques classiques. L'être, la séparation intérieur- extérieur, la surface qui nous démarque, la liberté de choix, les mystères du UN et de l'initiative indiquent une dimension spéciale du monde qui nous est dévoilée par introspection. Pour expliquer les phénomènes à acteurs humains, il faut tenir compte de notre individualité libre.

Le deuxième manifeste était complémentaire: il se basait sur l'intuition de l'osmose, de l'interférence universelle des existences (conscientes ou non). Deux particules, deux cellules, deux partenaires, deux planètes sont liés par des fils invisibles mais repérables par leurs effets: l'interaction et la formation des êtres qui les englobent. Chaque entité a un sens séparé et un sens de cellule dans un organisme plus grand. Le mystère de cette dualité est fondamental. Le résultat d'une telle vision était le remplacement du couple (la paire) vu comme " un ensemble de deux existences qui communiquent " par celui de " l’organisme bipolaire ". Les rapports externes entre les " parties " deviennent ainsi des processus physiologiques internes pour " l'être système" qui les englobe.

Mon troisième essai-révélation percevait le temps comme dimension offrant un volume aux choses et aux concepts. Au lieu de percevoir l'état présent d'un système comme situation qui détermine son évolution, il percevait l'histoire du système comme source de son état actuel et futur. Ainsi, il niait la séparation entre la structure et le processus, et déclarait qu'observer l'histoire d'une existence est essentiel pour pouvoir comprendre son essence car l’être est un fleuve, une évolution et non pas une structure. La mémoire est le témoin de cette continuité. Dans une telle optique, l'apprentissage n'est plus le "chemin vers le sujet" mais "le déroulement du sujet" .

En combinant ces trois visions, on conclut que les " fractals " ne font que modéliser une ontologie fluide et distribuée. J'ai déjà annoncé que je n'exposerais pas les lectures variées (en biologie, sociologie, méthodologie, physique, mathématiques, théorie des systèmes, philosophie, littérature) qui ont engendré ces idées. Je vais extraire de la chaîne de mes rencontres théoriques un seul exemple, le contact avec la "Psychologie Consonantiste" de Stefan Odobleja (édité à Lugoj en deux volumes, diffusés en 1938 et 1939 par la "Librairie Maloine" de Paris, réédité en roumain en 1982 par les éditions "Stiintifica si enciclopedica").

Il n'est pas question de faire l'analyse de cet ouvrage formidable. Si le livre est passé inaperçu, c’est parce que l'auteur, au lieu de continuer ses recherches et publications, a été traqué après 1944 par le nouveau régime de terreur et obligé à devenir … berger pour survivre! Ce n'est que trente ans après que les autorités communistes en quête de gloire scientifique ont compris cette perte et ont lancé une campagne pour réhabiliter une œuvre qui avait fondé la théorie du feed-back quelques années avant Norbert Wiener.

Dans ce livre, Odobleja ne faisait pas seulement un geste majeur pour la théorie cybernétique des systèmes, mais il devenait le précurseur pour plusieurs paradigmes modernes. L'organisation et le sens de son message m'avaient impressionné sur plusieurs plans. Ce n'est que par économie que je me limite à rappeler l’objectif central qui était de proposer une nouvelle vision sur la psychologie, axée sur la consonance (ou la résonance cognitive). Pour Odobleja, les idées ou les états cognitifs en soi n’étaient que des abstractions réductionnistes. Ce qui existe comme fait réel, complet, est le phénomène bipolaire de consonance cognitive qui permet la compréhension. La statique est remplacée par une dynamique conceptuelle, la mécanique mnésique par une énergétique. Par résonance, par accord entre deux images, apparaissent les concepts. La synchronisation et la résonance cognitive seraient les problèmes principaux de la psychologie. Les idées ont en plus d'une dimension subjective, une dimension " communicationnelle "; elles seraient l'effet et l’expression d'une interaction. La conséquence de cette vision serait que le message et le dialogue sont liées indissolublement et se déterminent réciproquement comme l'état et la transition d'un système.

En raison de mes préoccupations, je m‘étais tout de suite mis en accord avec cette approche dialogique et j'ai saisi intuitivement les implications que cette théorie pouvait avoir pour le problème de l'explication. L'optique "consonantiste" illuminait mes observations sur l'effet de la danse enseignant-apprenant qui soutient la " transmission des connaissances " ... ou plutôt la réverbération de leurs significations. Le chapitre suivant mettra en évidence ce phénomène